Le président de la République Kaïs Saïed poursuit sa croisade contre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Après les diatribes acérées qu’il adresse régulièrement depuis l’instauration de l’état d’exception à cette instance constitutionnelle accusée d’être rétive à une réforme du pouvoir judiciaire, le locataire de Carthage est passé à l’acte. Alors que le microcosme politique bruissait de rumeurs sur la dissolution du CSM, il en a décidé autrement.

Le chef de l’Etat a paraphé, mercredi soir, un décret mettant fin aux avantages et privilèges accordés aux membres du Conseil supérieur de la magistrature, selon un communiqué publié sur la page Facebook de la présidence.

« Le chef de l’Etat a paraphé un décret portant modification de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature. Ledit décret met fin aux avantages et privilèges accordés aux membres du CSM, souligne ce communiqué laconique.

Le communiqué de la présidence a été mis à jour 30 minutes après sa publication afin de préciser que les avantages que perçoivent les membres du Conseil sont de l’ordre de 2.364 dinars et de 400 litres d’essence par mois.

« Suppression des avantages ne signifie pas dissolution »

Réagissant au communiqué de la présidence, le président du Conseil supérieur de la magistrature a annoncé, jeudi, que ses membres « continueront à exercer leurs activités » indépendamment du décret du Président Kaïs Saïed qui suspend leurs privilèges.

« Les membres du Conseil continueront d’exercer leurs fonctions indépendamment du décret présidentiel (…) mettant fin aux privilèges et primes des membres du Conseil. Nous avons travaillé durant six mois sans avantages et primes. Nous continuerons à travailler jusqu’à la fin de notre mandat en octobre 2022… La suppression des avantages ne signifie pas la dissolution », a déclaré le président du CSM, Youssef Bouzakher, indiquant que le conseil « bénéficie de l’autonomie administrative, financière et de la capacité de s’autogérer ». Et d’ajouter : « Nous espérons que ce décret présidentiel ne sera pas un moyen de faire pression sur le Conseil supérieur de la magistrature ».

Le président du CSM a également indiqué que l’Assemblée plénière de cet organe, chargé de la régulation et de l’organisation de la magistrature, est « en session permanente et délivrera son avis sur le décret, et que la structure constitutionnelle du pouvoir judiciaire ne peut être compromise ».

La présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), Raoudha Karafi, a, quant à elle, estimé que le décret présidentiel annulant les privilèges des membres du CSM constitue une « mesure punitive » contre l’instance constitutionnelle. « C’est une décision punitive car le CSM s’est attaché à son indépendance et a refusé l’ingérence de l’exécutif » a-t-elle souligné dans une déclaration accordée à Diwan FM.

Projet de décret-loi

Sur le banc des accusés depuis le 25 juillet, le Conseil supérieur de la magistrature, qui a été élu en octobre 2016, est soupçonné d’être à la solde des forces politiques qui étaient alors majoritaires au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et d’être rétif à la réforme du pouvoir judiciaire en dépit des larges prérogatives qui englobent les nominations aux hautes fonctions judiciaires, les mesures disciplinaires et les révocations.

Fin octobre dernier, le président de la République, Kaïs Saïed avait chargé la ministre de la Justice de préparer un projet de décret-loi relatif au CSM, une initiative qui avait profondément divisé les magistrats.

Début janvier, Kaïs Saïed s’en est pris sans ménagement au CSM, estimant que la loi y afférent a été taillée sur mesure en faveur d’une partie bien déterminée, en allusion au mouvement islamiste Ennahdha. « Un ensemble de textes de loi, dont celui relatif au conseil supérieur de la magistrature, ne servent qu’une partie bien déterminée ». « Des membres du CSM n’ont pas été élus suivant des critères objectifs, mais en privilégiant les considérations personnelles, les intérêts financiers et les rapprochements politiques », a-t-il souligné lors d’une rencontre avec le Bâtonnier de l’Ordre national des avocats, Me Brahim Bouderbala. Et d’ajouter : « Nous savons tous que certains, parmi ceux qui ont occupé les plus hautes fonctions dans les tribunaux, à un certain moment et encore aujourd’hui, suivaient des forces politiques et des mafias criminelles ».

Lors d’une réunion début janvier avec la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, la ministre de la Justice Leila Jaffel, le ministre de la Défense nationale, Imed Memmiche et le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, le Chef de l’Etat a également évoqué les relations « incestueuses » entre la politique et la justice depuis plusieurs décennies.

« Malheureusement, tout le monde sait que, depuis des décennies en Tunisie, la politique intervient dans la justice. Une loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, qui pourrait même faire l’objet d’une thèse de doctorat, a été mise en place sur-mesure. Ils interviennent dans certains jugements et s’ingèrent dans le mouvement du corps de la magistrature. Ils interviennent même dans des affaires en cours devant la justice et forcent leur report afin qu’elles traînent durant des années », a assuré le président de la République, ajoutant qu’« ils faisaient chanter certains et s’alliaient avec d’autres ».

« Leurs pratiques relèvent du crime. Ils intervenaient et agissaient comme bon leur semblait. Certains d’entre eux avait même refusé de remettre des dossiers relatifs à des assassinats politiques, la corruption et la spoliation des biens publics », a-t-il ajouté.

Walid KHEFIFI