L’heure est grave. Toutes les institutions et organisations internationales veillent au grain et mettent en garde contre les risques d’une explosion sociale en Tunisie et le péril économique imminent qui guette le pays. « Des indicateurs qui pointent le risque d’une grave crise budgétaire et bancaire à venir, réduisant potentiellement le niveau de vie de nombreux Tunisiens », prévient l’organisation indépendante Crisis group dans un extrait de la Watch List 2022. Pour l’organisation, « l’état d’urgence décrété par le Président de la République pourrait alimenter les troubles politiques et la violence dans le pays. » Comme si avant le 25 janvier tout allait bien dans le meilleur du monde.   

La Tunisie fait malheureusement partie de la liste de surveillance de Crisis Group, une liste qui identifie dix pays confrontés à des conflits, à une urgence humanitaire ou à d’autres crises en 2022. « Dans ces endroits, une action précoce, impulsée ou soutenue par l’UE et ses États membres, pourrait sauver des vies et améliorer les perspectives de stabilité » recommande l’ONG. 

Troubles politiques, violence et répression croissante

Encore une fois le think tank tire à boulets rouges contre les décisions de Kais Saïed. « Le 25 juillet 2021, lorsque le président Kais Saïed a invoqué l’article 80 de la constitution pour suspendre le parlement et destituer le premier ministre, il a instauré l’état d’urgence qui menace la Tunisie d’une instabilité sans précédent. Le pays est confronté à un ensemble de défis économiques et sociaux de taille. Pourtant, ses dirigeants disposent de moyens limités pour s’attaquer à ces problèmes ou répondre aux fortes attentes de la population. La pression étrangère et la surenchère populiste pourraient exacerber la polarisation entre les forces pro et anti-Saïed et pousser Saïed vers une répression croissante.  Cette évolution pourrait, à son tour, attiser davantage les tensions et la violence, augmentant le risque de troubles politiques ».

Le rapport pointe les risques de violence en relation avec la bipolarisation entre les pro et les anti Saïed. « Le président Saïed peut choisir de monter le volume de son discours patriotique et populiste sur la « souveraineté » pour détourner l’attention des questions économiques et sociales. S’il le fait, il pourrait déclencher des réactions incontrôlables au sein de la population, telles que des manifestations dans les ambassades et délégations étrangères, car les Tunisiens pourraient en venir à percevoir que l’UE et les États-Unis contribuent à l’asphyxie économique du pays. D’autres violences sont également possibles, surtout si Saïed bouleverse les rapports de force locaux au nom de la lutte contre la corruption et avec l’intention de renforcer l’influence de ses partisans dans certains domaines », préviennent les analystes de Crisis Group. 

Risque de l’insolvabilité des banques publiques  

Sur le plan économique, l’organisation dresse un bilan « macabre » de l’activité économique. Une situation qui commence à éroder la confiance des Tunisiens. « Le Trésor peut à peine couvrir les salaires dus aux travailleurs du secteur public ou honorer les engagements de remboursement des emprunts extérieurs dans un contexte d’augmentation de la dette publique. La dette privée a également explosé. Ces indicateurs pointent le risque d’une grave crise budgétaire et bancaire à venir, réduisant potentiellement le niveau de vie de nombreux Tunisiens ».  

Et d’ajouter : « À court et moyen terme, la Tunisie pourrait être contrainte soit de restructurer sa dette publique – en sautant dans les cerceaux du Club de Paris (un groupe informel de pays créanciers qui cherchent à résoudre les problèmes de remboursement des pays endettés) pour ce faire – soit de déclarer la faillite. Dans les deux cas, les retombées socio-économiques seraient douloureuses. La restructuration de la dette, bien, qu’en l’apparence,  moins onéreuse que la deuxième option, aurait un impact sévère sur la population. Les effets pourraient comprendre, entre autres, la dépréciation de la monnaie, la privatisation des entreprises publiques, le gel des salaires du secteur public et les retraites anticipées forcées, une réduction drastique des importations (déclenchant probablement des pénuries chroniques de biens essentiels), une augmentation nette du chômage et de l’inflation, et le risque de l’insolvabilité des banques publiques ».  

Soutien conditionné de l’UE 

Pour sauver les meubles, l’ONG appelle l’UE à maintenir la coopération bilatérale telle que définie dans l’Instrument de Voisinage, de Développement et de Coopération Internationale (INDIC) pour la période 2021-2027. « L’UE devrait se concentrer sur les activités s’attaquant aux causes profondes des troubles populaires (clientélisme, inégalités régionales, ralentissement économique, méfiance à l’égard des partis politiques et des institutions) qui ont motivé la déclaration de l’état d’urgence.

L’UE devrait également donner la priorité aux programmes de coopération qui pourraient aider les autorités tunisiennes à offrir aux populations de l’intérieur du pays de plus grandes opportunités économiques et un accès au crédit, à éviter les mesures juridiques répressives qui restreignent les libertés, notamment dans le domaine économique ».

Cependant, cette aide et toute incitation économique supplémentaire serait conditionné par la révision de la feuille de route politique proposée par Saïed pour y inclure un retour négocié à la constitutionnalité à travers un dialogue national impliquant les principaux partis politiques, syndicats et société civile du pays. « Par exemple, l’UE pourrait aider la Tunisie à s’intégrer plus efficacement dans l’espace européen et euro-méditerranéen. Il pourrait organiser une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 pour discuter de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement et faciliter un nouveau programme quadriennal du Fonds monétaire international (FMI) pour la Tunisie, axé sur les questions sociales »

D’ailleurs, la même source met en garde contre les facteurs socio-économiques qui « pourraient avoir un effet boule de neige, poussant le président Saïed plus loin dans la voie populiste. Il pourrait notamment lancer une répression sélective de la corruption et redoubler de discours critiquant les étrangers et les riches du pays pour canaliser les frustrations de ses partisans, qui attendent de lui qu’il « purifie » les institutions étatiques ainsi que les pratiques des entreprises privées.

Les politiciens et les hommes d’affaires de haut rang peuvent se retrouver plus fréquemment la cible d’arrestations, pour être exhibés devant le public comme des symboles de la corruption. Au lieu de profiter à l’économie, de telles mesures risqueraient de nuire aux entreprises en général sans donner un coup de pouce significatif aux fonds publics ».

Crisis group fait de la surenchère et met de la pression sur l’UE pour offrir  de manière conditionnelle de meilleures perspectives économiques. « Enfin, si le président Saïed modifie sa feuille de route politique pour y inclure un dialogue national impliquant les principaux acteurs politiques du pays, syndicats et associations, afin que le dialogue ait lieu avant le référendum du 25 juillet, l’UE pourrait offrir à la Tunisie de meilleures perspectives économiques.

Par exemple, l’UE pourrait aider la Tunisie à s’intégrer plus efficacement dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen ; préparer une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 pour discuter de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement ; permettre un nouveau programme quadriennal du FMI à forte composante sociale ; et aider le pays à naviguer dans les transformations technologiques et industrielles accélérées par la pandémie de COVID-19 », conclut le rapport.

Yosr GUERFEL AKKARI