Cruel retour des choses. Un pays qui a tout fondé sur l’enseignement égal et obligatoire pour tous à l’aube de l’indépendance, se retrouve aujourd’hui contraint d’externaliser la production de ses manuels scolaires vers la Sublime porte d’Erdogan. La loi du marché ? Les lois de la mondialisation ? Avatars du libéralisme économique de chez nous, du reste mal agencé ? Le conflit entre les imprimeurs tunisiens et le Centre pédagogique assène quand même un sale coup à l’éthique et à la morale sociale. Quand 13 millions de manuels scolaires tunisiens sont imprimés en Turquie, des questionnements quant à notre « souveraineté » et aux dysfonctionnements de nos appareils de production se posent.

De fait, jeudi soir, la messe a été dite et les carottes étaient cuites. Les instances de contrôle spécialisées ont rejeté le recours déposé par la chambre syndicale des fabricants de livres scolaires contre les procédures de l’appel d’offres international, relatif à l’impression des manuels scolaires de 2022-2023, remporté récemment par une société turque.

Est-ce juste une question d’offre et de demande ?

Dans un communiqué publié jeudi soir sur sa page officielle, le ministère de l’éducation a précisé que les instances de contrôle ont validé la conformité des procédures avec le décret réglementant les marchés publics.

Selon le ministère, la chambre syndicale des fabricants de livres scolaires avait, elle-même, appelé à l’organisation d’un appel d’offres international, en date du 26 novembre 2021, et pourtant les imprimeurs tunisiens ont choisi de ne pas y participer.

D’après le communiqué, l’appel d’offres international a été lancé suite à l’échec de l’appel d’offres national puisque les sociétés tunisiennes ont présenté des offres de prix exorbitantes atteignant les 63 millions de dinars, frais de compensation inclus.

Un conseil ministériel s’était tenu pour examiner la situation et a décidé de lancer un appel d’offres international qui a abouti à une offre de prix largement moins coûteuse d’environ 20 millions de dinars, soit 42,5 millions de dinars, lit-on de même source.

Mais voilà qu’on crie à la supercherie !

D’autant plus que le taux de chômage est au plus haut, plusieurs entreprises d’impression sont au bord de la faillite…

Les autorités ont-ils choisi la solution de facilité ? L’impression des manuels scolaires tunisiens par une société turque, continuera désormais d’alimenter la polémique et, plus dangereux que tout, il s’agit là d’un précédent.

Les imprimeurs sortent de leurs gonds

C’est à cet égard que Samir Graba, président de la Chambre nationale des fabricants du livre scolaire, déclare que le Centre national pédagogique avait lancé un avis d’appel d’offre à propositions dans lequel de diverses structures de profession et des imprimeries en Tunisie ont participé, dont l’imprimerie officielle, et ont indiqué que l’évaluation des prix n’a pas dépassé 34 millions de dinars. Alors que le centre déclare aujourd’hui un montant de 45 millions de dinars. Il a, ainsi, affirmé que l’offre tunisienne était moins chère que celle turque, précisant que le ministère a recouru à l’offre étrangère, à cause d’une erreur dans l’information et dans le mode de calcul des coûts d’impression. « Le PDG du Centre national pédagogique a été induit en erreur et a fait pareil avec le ministre de l’Education », a-t-il lancé.

Le coût d’impression des manuels scolaires pour l’année 2022-2023 en Tunisie sera de l’ordre de 34,9 milliards, ce qui est moins cher que l’impression en Turquie. Il a expliqué que l’offre turque est estimée à 42 milliards et demi, tandis que l’offre tunisienne est estimée à 34,9 milliards, et si l’on ajoute les 18 milliards qui étaient programmés au sein du fonds de soutien, le montant total serait  de 52 milliards, et si l’on soustrait les 9 milliards payés par les presses typographiques sous forme de paiements, que ce soit la valeur ajoutée ou les droits de douane (…).

Trop tard pour une révision

Les imprimeurs appellent à comparer qu’ils sont prêts à comparer les offres tunisienne et turque en les soumettant un examen minutieux, et qu’ils sont sûrs que l’offre tunisienne est moins chère que l’offre turque et est meilleure pour les intérêts de la Tunisie à plusieurs niveaux. Répondant à une question sur le recours à l’offre internationale alors que l’offre tunisienne est moins chère que son homologue turque, Graba a assuré qu’il semble qu’il y ait des parties dont l’intérêt matériel et politique n’est pas celui de la Tunisie. Or, avec le communiqué de jeudi soir publié par le ministère de l’Education, il est maintenant trop tard.

Pour les imprimeurs tunisiens, recourir à des parties étrangères pour imprimer des manuels scolaires destinés aux élèves tunisiens met à mal la souveraineté de la Tunisie et ses équilibres budgétaires dans cette phase économique assez difficile.  D’autant plus que ce marché sera payé en devises.

L’organisation nationale de défense du produit tunisien s’est également opposée à cet appel d’offres, affirmant que l’impression des manuels scolaires tunisiens dans des pays étrangers pourrait porter atteinte aux sociétés tunisiennes s’activant dans ce domaine.

« Désordre national »

L’Etat ne se rend-t-il pas compte qu’une telle décision va engendrer la fermeture probable de certaines entreprises et la mise au chômage de plusieurs employés ?  Le secteur est désormais en péril, quel que soit la donne.  Encore fallait-il que les gros imprimeurs revoient leurs prétentions à la baisse pour que la priorité fût accordée aux entreprises tunisiennes moyennant un assouplissement des mesures. Les imprimeurs dénoncent déjà une inégalité entre les prestataires tunisiens et les prestataires étrangers qui sont exonérés de la TVA. Cet accord avec la société turque est très symptomatique de notre désordre national et de la décadence bureaucratique. Comment un pays qui publie ses  propres manuels scolaires depuis plus de 45 ans n’est-il  plus aujourd’hui  en mesure de le faire ! Ce n’est pas le premier marché qui nous passe sous le nez dans des secteurs où on est concurrentiel comme le textile ou le bâtiment. Ce qui se passe aujourd’hui se reproduira malheureusement encore et encore, enfonçant de plus en plus le pays dans le gouffre… On aimerait bien être optimiste quant à l’amélioration de la situation économique actuelle, cependant, de telles histoires nous privent de toutes sortes d’espoir. Seul un miracle pourra nous sauver si nous allons continuer à agir de cette manière…

Nous ne terminerons pas sans évoquer un pan de notre mémoire collective. Lors du fameux périple de Bourguiba en Afrique, aux années 1960, le leader est passé par Dakar (Le Sénégal) avec une cargaison contenant des manuels scolaires tunisiens (en arabe et en français) et des cahiers et des stylos….

A méditer.

Leila SELMI