* 94% des Tunisiens « préoccupés » par la situation économique
* 86% sont pour le maintien des subventions
* Seulement 7% se prononcent pour leur suppression

A chacun sa marotte, dit-on, mais quelle est, au fait, la manie des élites économistes tunisiennes, toutes sphères confondues, du moins, depuis 2011 ? Eh bien, « tâter le pouls » de la situation économique en Tunisie, le « retâter » encore et encore, prendre des airs de bureau, ressasser les mêmes constats et les mêmes recommandations et, puis surtout, mais surtout, rester complètement cloîtrés dans leur tour d’ivoire, et plus concrètement encore dans les congrès des hôtels et les discussions des salons, autrement dit, au-dessus de toutes les mêlées tant politiques et socio-économiques qu’autrement médiatiques et purement décisionnelles du pays, en attendant que des alouettes tombent toutes rôties et que les décideurs de ce même pays, se soient résolus, comme par quelque miracle, à se retrousser enfin les manches pour changer la donne et donner, s’il en est, à césar ce qui appartiendrait à césar ; ce qui veut dire, au final, laisser le devant de la scène aux compétences tunisiennes, toutes disciplines confondues, et placer –replacer ?- le débat socio-économique à la tête de toutes les préoccupations.

Dans le meilleur des mondes, l’Afrobaromètre sur la situation économique en Tunisie, réalisé par l’institut « One to One for Research and Polling », et présenté presque en grandes pompes dans un hôtel à Tunis ce mardi 31 mai, représenterait une bonne si ce n’est précieuse assise de travail pour les décideurs, bien entendu entre autres nombreux sondages, innumérables études et indénombrables enquêtes de perception –concurrence oblige-, réalisés durant les dix dernières années. Et qui, amateurisme décisionnel, dilettantisme dirigeant et instabilité politique obligent, tombent quasi-toutes dans l’oreille d’un sourd.

Une autocritique ? Il faut admettre, tout de même, que ces « instituts » tunisiens de sondage et de recherche économiste, partagent, à quelques détails près, les mêmes constats, les mêmes résultats, les mêmes recommandations, et pire, les mêmes « backgrounds ». Background ? Dans des pays à forte tradition économiste, les débats sont généralement tiraillés entre un courant conservateur ultra-libéral, d’un côté, et un autre progressiste social-démocrate de l’autre. Autrement dit, ce bon vieux et traditionnel débat gauche-droite qui motive toutes les « joutes » politico-décisionnelles et médiatiques. En Tunisie, la quasi-totalité de « nos » élites économistes, toutes sphères et « instituts de recherche » confondus, partagent les mêmes « orientations », les mêmes visées et les mêmes tendances, plutôt libérales.

Résultat des courses : un débat stérile, où toutes les élites économistes ressassent, depuis pratiquement 12 longues années, les mêmes « recommandations », et appellent aux mêmes réformes, celles-là mêmes préconisées, soit-dit en passant, par les bailleurs de fonds internationaux et à leur tête le fameux FMI. En face, un contrepoids, s’il en est de poids, qu’est l’UGTT, qui, durant les mêmes années, ne fait que tirer par l’autre bout de la corde, en défendant « à-bras-le-corps » des thèses plutôt sociales, revendiquant davantage d’interventionnisme de la part de l’Etat. Au beau milieu de la corde, un Etat qui ne sait justement sur quel pied danser, instabilité gouvernementale, amateurisme dirigeant et corruption institutionnelle et institutionnalisée obligent, et qui ne daigne même pas expliquer à ses contribuables la direction vers laquelle se dirige le pays.

Quels sont les problèmes les plus importants auxquels le gouvernement devrait s’attaquer ? L’Afrobaromètre de One to One révèle que 94% des Tunisiens s’accordent à penser que la gestion économique est le problème n°1 à traiter d’urgence, tandis que 45% mentionnent le chômage et 21% la pauvreté. 94% est un chiffre qui dénote une grande maturité chez les Tunisiens, désormais conscients de l’importance de la question économique, analyse Youssef Meddeb, CEO de One to One. Je me suis attendu à 120%, voire à 1000%, ironise même Abderrazek Zouari, professeur d’économie et ancien ministre.

Paradoxe : ce même peuple, dont on vante la maturité, l’intelligence et la « conscience économiste », devient, à peine 5 minutes de discussion plus tard, « inconscient » des véritables mécanismes et « solutions » pour sortir de la crise. Chiffre phare : 86% des Tunisiens défendent le maintien des subventions de l’Etat. Seulement 7% se prononcent pour la suppression des caisses des subventions. Analyse de Youssef Meddeb, partagée à l’unanimité dans la salle : les Tunisiens « ignorent » l’importance de la réforme des subventions pour « relever le défi des ressources financières insuffisantes ». Conclusion : il s’agit d’une réforme douloureuse et « impopulaire », mais que l’on présente comme ô combien nécessaire et d’autant fondamentale. Hic de taille : retard de la digitalisation et absence d’un identifiant unique pour chaque citoyen, en vue de concrétiser une réforme basée sur le « ciblage des subventions ». Solution presque simpliste : il faut soigner, entretemps, la « communication » pour convaincre une population visiblement réticente.

L’on oublie, au passage, que pour convaincre il faut savoir se montrer d’abord convaincant. Nos élites économistes, recluses depuis X temps dans leur tour d’ivoire, sont-elles convaincantes ? Elles sont démissionnaires.

Slim BEN YOUSSEF

 

Florilège de chiffres (Afrobaromètre de One to One for Research and Polling) : 

Orientation du pays : 7 Tunisiens sur 10 considèrent que leur pays avance dans le mauvais sens. Ce ressenti est plus prononcé chez les jeunes de 26-35 ans (82%) et les habitants du Nord-Ouest (80%).

Conditions économiques : Une grande majorité (84%) des Tunisiens qualifient la situation économique de mauvaise. Seulement 44% sont optimistes quant à l’avenir économique proche du pays. Les jeunes de 26-35 ans sont les plus pessimistes (40%).

Conditions de vie : 47% des Tunisiens qualifient leurs conditions de vie de mauvaise. 22% ont été en manque de revenus, 18% sans soins médicaux et 16% sans accès à l’eau potable au moins plusieurs fois pendant l’année écoulée. Le taux d’absence de pauvreté vécue a baissé considérablement, passant de 47% en 2013 à 20% en 2022. Le taux de pauvreté vécue sévère et modérée atteint 40%, soit le taux le plus élevé depuis 2013. Les plus affectés sont les habitants du Nord-Ouest.

Performance gouvernementale : 94% des citoyens réclament au gouvernement d’améliorer la gestion économique, la première préoccupation des Tunisiens. 67% des Tunisiens trouvent que le niveau de corruption a augmenté pendant l’année écoulée. Une majorité des Tunisiens ne sont pas satisfaits de l’action gouvernementale pour lutter contre la corruption (58%) et la contrebande (62%), les deux ennemis de la croissance économique. Cependant, une amélioration dans la perception de ces efforts a été perçue : le taux de satisfaction est passé de 19% à 35% par rapport à 2020.

 

Photos par Maha LABIDI