Par Abbès BEN MAHJOUBA

Napoléon Bonaparte, celui-là même qui, en 1799, a eu le courage et la force de mettre un terme au chaos dans lequel La Révolution de 1789 avait plongé la France, avait fait une réflexion aux allures d’une vérité universelle : « Dans les révolutions il y a deux sortes de gens : ceux qui la font et ceux qui en profitent. » Transposée à l’expérience dite révolutionnaire que notre pays a connue voici bientôt douze ans, la citation de Bonaparte se révèle d’une grande actualité tant il est vrai que ceux qui ont mis à mal le régime policier de Zine El Abidine Ben Ali au risque de leur vie – l’idéal de travail, de liberté et de dignité chevillés au corps – auront été les grands perdants. C’est que, curieusement et de façon inexplicable, ce sont les islamistes, on ne sait par quel tour de passe-passe, ont allègrement cueilli les fruits du soulèvement auxquels ils n’ont pas participé. Auréolés par leur imprévisible succès aux premières élections « libres et transparentes » de l’Assemblée constituante d’octobre 2011, ils allaient mettre à exécution leur projet sociétal aux antipodes et au grand mépris de la devise progressiste qui a eu raison de de Zine El Abidine Ben Ali. Balayée d’un revers de main, cette devise allait être remplacée par l’annonce du sixième califat faite par l’illustre Hamadi Jebali dans son propre fief devant un parterre chauffé à blanc. On sait ce qu’il est advenu de la première consultation : un paysage politique inédit dominé par le mouvement Ennahdha dont les actes laissaient entendre comme une revanche et un esprit de conquête tous azimuts. Revanche sur la Tunisie de Bourguiba et subsidiairement de Ben Ali. L’arrogance et l’insolence faisaient le reste et les islamistes mettaient visiblement un point d’honneur à dénigrer ce qu’ils considéraient comme la « canaille francophone », laïque et moderniste.

Le rêve des milliers de tunisiens qui ont manifesté pacifiquement le 14 janvier 2011 et ont fait vaciller le mythique ministère de l’intérieur aux airs de citadelle inatteignable allait se transformer en horrible cauchemar que donnait à voir la déferlante salafiste djihadiste hostile à tous les signes de la culture moderne : cinéma, théâtre, expositions d’arts plastiques. La faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba cristallisait l’assaut lancé par les salafistes contre le modèle sociétal instauré par Bourguiba depuis une soixantaine d’années. Au vu et au su du mouvement Ennahdha dont le silence complice prouvait son accointance avec le salafisme, les deux puisant à la même source frériste. Rached Ghannouchi, le leader historique nahdhaoui, ne s’était-il pas félicité de cette « poussée » salafiste annonciatrice, selon lui, d’une nouvelle culture et qui lui rappelle sa jeunesse. Tout aura été dit sur son projet rétrograde qu’on ne peut ne pas comparer à celui de Bourguiba qui, à l’orée de l’indépendance, disait dans son discours à Montréal son attachement au bi-linguisme, (gage d’ouverture au monde) et au bi-culturalisme (levier de progrès et de développement).

C’est ce contraste de visions qui explique à bien des égards les raisons pour lesquelles la révolution de 2011 a échoué. Les islamistes qui ont eu main mise sur les rouages de l’État ont prouvé leur incurie, leur incompétence. Les slogans au nom desquels le peuple s’est soulevé, ils les ont outrageusement subvertis : au lieu de la liberté, du travail et de la dignité auxquels l’on aspirait, on a eu à l’arrivée anarchie, chômage et humiliation. Affreuse déclinaison qui en dit long sur le déclin vertigineux que la Tunisie a connu. Sans céder au raccourci, il est loisible de dire qu’une révolution ne peut réussir avec de personnalités dont l’avenir est derrière eux et encore moins avec des hommes prisonniers d’idéologie rétrograde. Tel aura été le tort de la révolution tunisienne. On ne fait décidément pas du neuf avec du vieux. Et dans cet ordre d’idées, force est de souligner qu’il n’y a pas pire contre-révolution que le conservatisme adossé à au fondamentalisme religieux. Le mouvement islamiste d’Ennahdha l’aura incarné : l’épreuve du pouvoir a mis à nu sa défectuosité, l’islam politique s’étant avéré une imposture.

L’avènement de Kaïes Saïed à la magistrature suprême n’a pas réellement infléchi l’orientation politique du pays. Si son coup de force du 25 juillet 2021 a été applaudi et perçu comme une délivrance d’un système politique totalement bancal, la dérive autoritaire qu’il a donnée à son pouvoir a laissé entrevoir un conservatisme empreint de populisme. Le plébiscite qu’aura révélé le référendum du 25 juillet 2022 ne saurait lui donner un gage de popularité sur lequel il mise eu égard à la faiblesse du taux de participation. Non la nouvelle Constitution ne saurait être une panacée. Pourvu qu’elle ne s’avère une imposture de trop. Il est frappant de noter dans les interventions du Chef de l’État l’absence de feuille de route, lui qui monopolise quasiment tous les pouvoirs. L’on continue à naviguer à vue alors que les Tunisiens n’en finissent pas de souffrir de la cherté de vie. Jusque-là il n’a pas fait écho aux slogans révolutionnaire du peuple. Désillusion ! Rien n’est fait face au délitement de l’État, rien n’est fait en matière de santé publique, et quant à l’éducation, véritable levier de progrès et de civilité, elle aura été la grande oubliée de cette âpre décennie.

Dès lors on peut comprendre pourquoi aux yeux de beaucoup la révolution aura été à l’origine de tous les mots qui se sont abattus sur la Tunisie. Détournée et confisquée par le conservatisme islamiste.