L’épineux dossier de la réforme du système des subventions entre dans le vif du sujet. Le gouvernement apporte actuellement les derniers réglages à la plateforme de ciblage, qui devrait servir à orienter les subventions qui bénéficient actuellement toutes les couches de la société uniquement vers les couches les plus vulnérables, avec l’appui technique d’une équipe experts dépêchée à Tunis par le Fonds monétaire international (FMI).

Le secrétaire général adjoint et porte-parole de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a assuré jeudi que cette opération très sensible se déroule en toute discrétion, indiquant qu’une équipe de l’institution financière internationale s’est rendue à cet effet au Centre national de l’informatique (CNI), qui regroupe les différentes bases de données du pays.

« Extrêmement dangereux ! Que fait une équipe du FMI au Centre national de l’informatique ? Quel lien a-t-elle avec la plateforme qui sera utilisée pour lever les subventions ? », s’est interrogé le responsable syndical sur sa page Facebook, laissant entendre que la nature de cette mission est frappée du sceau du secret.

Selon des sources proches du dossier, la mission d’experts du FMI « est en train d’apporter un « appui technique » au gouvernement pour délimiter la liste des familles nécessiteuses qui devraient bénéficier des transferts financiers directs dès le début de la levée progressive des subventions universelles ».

En effet, la réforme du système des subventions se base sur la politique du ciblage qui repose sur l’idée de transférer les ressources allouées aux subventions universelles, qui profitent actuellement aux riches comme aux pauvres, vers des programmes d’aide sociale ciblant uniquement les couches les plus vulnérables de la population. Il s’agit, en d’autres termes, de réserver les aides de l’Etat à ceux qui en ont le plus besoin.

L’intérêt se porte dans ce cadre sur la mise en place de l’identifiant unique du citoyen (UIC), qui connectera les bases de données des caisses sociales, de l’administration fiscale ainsi que les bases de données relatives au programme national d’aides aux familles nécessiteuses, au programme d’assistance médicale gratuite et au programme d’accès aux soins à tarif réduit. Le but est de dégager, au final, un registre des familles éligibles aux transferts directs.

Tâche hasardeuse

Cette tâche est cependant très hasardeuse. D’autant plus que le système de ciblage requiert la définition de critères clairs d’inclusion des bénéficiaires potentiels et d’exclusion des couches les plus ou moins aisées de la société.

Or, la définition de ces critères d’inclusion et d’exclusion doit découler de larges concertations avec les syndicats et les composantes de la société civile, dont l’UGTT. Ces concertations n’ont pas jusqu’ici eu lieu.

Par ailleurs, la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Namsia, a révélé début novembre dernier que les transferts financiers bénéficieront à la classe moyenne alors que les experts estiment que les autorités ne disposent pas de critères clairs et d’outils statistiques leur permettant de déterminer cette insaisissable classe sociale.

Ces multiples zones d’ombres qui accompagnent la mise en pieuvre d’une réforme hautement sensible risquent de provoquer des troubles sociaux. D’autant plus que l’absence d’un consensus sur la définition de la classe moyenne et le poids important du secteur informel peuvent favoriser l’exclusion de plusieurs centaines de milliers d’ayants-droit et permettre à des consommateurs plus aisés de continuer à bénéficier de droits indus. La société en sablier, dans laquelle la classe moyenne s’érode inexorablement au profit d’une petite caste de riches et une majorité de pauvres, risque alors de devenir rapidement une réalité.

« Le corollaire du ciblage est la hausse brutale des prix pour les catégories non ciblées, c’est-à-dire les classes moyennes qui constituent la majorité de la population et dont le pouvoir d’achat a été largement érodé ces dernières années. Ainsi, le ciblage peut concerner, au plus, 4 millions de personnes. Quid des 7 autres millions de Tunisiens, sont-ils tous des riches ? Quid du petit transporteur, propriétaire d’un pick up, qui ne figure sur aucun registre de pauvreté ? », s’interroge l’économiste et ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et des PME, Afif Chelbi, dans une note de recherche intitulée « La fausse et dangereuse piste du ciblage de la compensation ». Et d’ajouter : « En outre, le ciblage suppose l’établissement de listes de bénéficiaires de ce mécanisme. Or quels que soient le mode et les approches utilisés pour établir ces listes il y a aura toujours des contestataires et on ne manquera pas de créer un mécanisme clientéliste en ces temps de tensions politiques et sociales ».

Trois scénarios

Selon l’ancien ministre, les autorités se trouveront inéluctablement face à trois scénarios : Ou bien un grand nombre s’inscrivent et le coût de l’indemnisation sera de plus de 4 milliards de dinars par an et dépassera le coût de la compensation, ou bien il y a peu d’inscriptions et le choc des hausses de prix sera total. Si on choisit dans une situation intermédiaire, le coût de l’indemnisation ajouté au reliquat de compensation sera toujours de plusieurs milliards de dinars par an !

En Tunisie, le système des subventions comprend deux composantes majeures. Il s’agit des subventions des produits de consommation de base gérées par la Caisse générale de compensation (CGC) et des subventions des produits énergétiques (produits pétroliers, gaz naturel et électricité).

La CGC gère la subvention des produits alimentaires de base, notamment dérivés céréaliers (le pain, la semoule, le couscous et les pâtes alimentaires), l’huile, le sucre, les cahiers scolaires et le lait stérilisé demi-écrémé.

Les subventions allouées aux hydrocarbures sont transférées directement par l’Etat à la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR) et la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG).

En vigueur depuis plusieurs décennies, ce système des subventions universelles représente en un fardeau pour les finances publiques. Selon les données du ministère des Finances, les dépenses de l’Etat au titre des subventions doivent enregistrer une hausse considérable en 2022 pour atteindre 4,2 milliards de dinars contre 3,2 milliards de dinars en 2021.

Ce coût représente l’équivalent des budgets annuels des ministères de la Santé et de l’Emploi et 3,5% du produit intérieur brut (PIB) du pays. Et il devrait dépasser les 5 milliards de dinars en 2023, sous l’effet de l’augmentation des prix de certains produits de base comme les céréales et les hydrocarbures depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien.

Mais si aucun expert ne conteste l’effet positif escompté de la levée progressive des subventions sur les finances publiques, tous s’accordent à dire que cette réforme délicate constitue un périlleux exercice d’équilibriste. D’autant plus que les poussées inflationnistes qui en découleront engendreront une grande mobilité des classes sociales vers des catégories plus basses.

 

Walid KHEFIFI