Par Slim BEN YOUSSEF

A l’échelle d’un pays, la quête du bonheur (« brut » comme plairait à Saïed) peut se résumer parfois dans l’espoir d’un lendemain meilleur, faute d’avoir un aujourd’hui décent.

Sur fond de crise socio-économique, aigue et décidément chronique, les Législatives du 17 décembre (demain dès l’aube, dira le poète) ont été présentées par le saïedisme naissant comme le couronnement d’un processus transitoire « exceptionnel » qui s’est donné pour mission depuis le 25 juillet 2021 de faire sortir définitivement la Tunisie d’une décennie, qualifiée de « noire » et qui, en dehors des incommensurables acquis en matière de droits et de libertés, a été pour le moins que l’on puisse dire catastrophique sur le plan tant politique qu’économique et social. Remettons néanmoins les pieds sur terre : cette quête du « bonheur brut », qui relève, à priori, de l’idéalisme politique, caractéristique constante de la phraséologie saïediste, se trouve aujourd’hui coincée entre la ferveur de l’abstraction et les tribulations de la conjoncture.

Concrètement, deux épisodes, à priori distincts mais éminemment significatifs, ont marqué la dernière ligne droite avant les Législatives du 17 décembre. D’abord, le déplacement du président Saïed aux Etats-Unis pour assister au sommet USA – Afrique. Un déplacement qui, pour le moins que l’on puisse dire, a été riche en matière verbale. Ensuite, l’ajournement de l’examen du dossier de la Tunisie par le FMI, prévu initialement ce mois-ci dans le calendrier du créancier international. D’un côté comme de l’autre, les législatives de demain semblent catalyser une attention « particulière » auprès de l’environnement international de la Tunisie, qui en attend visiblement l’issue pour « agir en conséquence ». Un scrutin qui aura, à n’en pas douter, des conséquences très palpables (« décisives » serait le mot juste) sur l’avenir immédiat de la Tunisie, notamment sur le plan économique et financier (dans l’urgence), mais aussi au niveau de la stabilité politique (dans le court et moyen terme), garantie, en partie, en fonction de la perception, par « l’Occident démocratique », des « valeurs communes partagées avec la Tunisie ».

« Valeurs communes » ? Lors d’une séance de travail avec Saïed à Washington, le chef de diplomatie américaine Antony Blinken se veut concis, met la pression et pèse très bien ses mots : raffermir les relations avec la Tunisie ne peut se faire que « dans un climat de respect des engagements pris pour la consécration des droits de l’homme et des valeurs démocratiques partagées par les deux pays ». Blinken réitère « le profond engagement » de son pays envers la Tunisie pour « asseoir la démocratie » et « répondre aux aspirations du peuple tunisien à un avenir prospère ». Pas d’accords économiques (le cadre était pourtant propice avec la tenue du sommet africain), pas de concertations sécuritaires (la routine avec les USA). La « séance de travail », après les amabilités d’usage, se résume ainsi du côté américain à un coup de pression à la veille des Législatives.

En face, Saïed, mis sous haute pression et obligé à rester sur la défensive, s’en sort plutôt bien (ou mal ?) : un rappel (appris par cœur) de toutes les étapes entreprises jusqu’ici du processus du 25 juillet, arguments et faits à l’appui, jonché de longues digressions (plus ou moins réussies) sur une visite à la bibliothèque du Congrès, sur le sommet de la francophonie, sur le préambule de la constitution américaine, sur l’histoire de la constitution en Tunisie de l’antiquité carthaginoise jusqu’à nos jours, et sur l’historique des relations « de longue date » entre la Tunisie et les USA, notamment le soutien de la Tunisie à l’indépendance de l’Amérique et vice-versa. Digression phare : une dissertation sur la notion de « bonheur national brut » que Saïed veut transformer en « bonheur international brut » avec son « allié américain ».

Face à la cynique concision de la diplomatie américaine, doublée d’un pragmatisme « US » quasi-légendaire, l’idéalisme politique du président Saïed pourrait embarrasser plus d’un à première vue. Orignal, audacieux et « ça sort du commun », diraient toutefois les plus romantiques et les plus zélés (utopistes ?) de ses sympathisants. Détail crucial : le service de communication de la présidence tunisienne s’est contenté de relater une version plutôt laconique de cet entretien avec Blinken (langage diplomatique de routine et langue de bois de communiqués). L’allocution de Saïed en prélude à la rencontre avec Blinken a été plutôt publiée, dans son intégralité en langue anglaise, par les services du Département d’Etat américain. Excès de transparence quand tu nous tiens ? De la matière « croustillante », plutôt, pour nos confrères journalistes américains. Notamment ceux du Washington Post qui ont brossé, dans un article (décidément vendeur ?), un portrait très peu glorieux de Kaïs Saïed : ce président, trop campé sur la défensive, qui tient tête à l’administration Biden et qui menace la démocratie dans son pays. Au grand dam des journalistes tunisiens qui manquent cruellement de matière (la faute à qui ?) pour ne serait-ce que rectifier le tir.