Par Slim BEN YOUSSEF

Alors, censure ou pas censure ?

Peut-être le président Saïed, muni de sa paire de ciseaux pour ruban rouge et d’un plaidoyer pour la « liberté de penser », voulait-il, seulement, rajouter ce zeste de solennité qui avait manqué, ces dernières années, au protocole d’inauguration de la Foire du livre, tout en se démenant, tant qu’on y est, pour cultiver une certaine posture d’homme de culture, qu’il a tant à cœur d’incarner depuis qu’il est au pouvoir.

Dans le sillon du « Zaïm » ? Habib Bourguiba, en plus d’être un politique hors du commun et un homme d’Etat incomparable, était incontestablement un intellectuel authentique aux goûts artistiques et littéraires autant affirmés que raffinés. Il n’hésitait cependant point à recourir à la censure, lorsque les œuvres prennent une tournure un peu trop « invective » à son goût. Au vu de son narcissisme quasi-mythique, il n’aimait pas aussi qu’on « ait le culot » de s’opposer à sa personne, ni à sa manière de percevoir le monde et « sa » Tunisie. Mais en dépit de ces « vicissitudes », les arts et les livres s’épanouissaient, grosso modo, sous sa « dictature éclairée ».

Ben Ali, lui, conscient de ses propres limites intellectuelles, s’intéressa plutôt au côté folklorique de la « chose culturelle ». Adepte de la fanfare et du divertissement grand public, il se contentait d’apposer, tambour battant, son « haut patronage » aux événements les plus importants. La censure, devenue institutionnalisée sous son ère, poussait paradoxalement les artistes, et notamment les écrivains, à se surpasser pour la contourner. De rares bouffées d’oxygène notables ont ponctué pourtant ses 23 années de « régime policier », qui, opportunément, savait lâcher du lest « là où il fallait » et « quand il le fallait »

Revenons au fait : trop perméable, en effet, pour ne pas dire pleine d’embûches, est la frontière entre la censure –franche, tranchante et préméditée- et le retrait (aussi candide soit-il), pour « vice de procédure », d’un livre déjà exposé le premier jour d’une foire, s’il en est, internationale, et naturellement très médiatisée.

Le tollé est inévitable. D’autant plus que l’ouvrage en question est présenté par son auteur en tant qu’« essai politique », dont le président Saïed en serait le sujet. La liberté d’expression serait menacée : l’on est dans son droit de s’alarmer. De quoi régaler, entretemps, les réseaux sociaux qui se déchaînent (un phénomène sain, toutes proportions gardées) et la presse internationale (souvent très peu instruite, en revanche).

Trop mince est, néanmoins, le fil qui sépare, dans de pareilles circonstances, le bon grain de l’ivraie.

La version officielle persiste et signe : le livre n’a pas été confisqué, il a été seulement retiré de la Foire pour non-respect des procédures. Il continue entretemps de poser « normalement » dans les façades des librairies. De l’autre côté, les détracteurs de l’auteur en profitent pour rappeler à celui-ci son passif de « fervent normalisant » avec l’entité sioniste. Ils décrient, par–là même, une sordide opération de « big buzz » et de manipulation tordue à travers cet « incident », permettant de la « publicité gratuite », à grande échelle, pour le livre et son auteur. De quoi donner des idées, d’ailleurs, à un deuxième auteur, criant à son tour à la censure, mais démenti dans la foulée par son propre éditeur.

Alors, où se situe le piège ?

En effet, les fameuses « procédures », dont il est question, ont été instaurées et appliquées, de facto, depuis les premières éditions de la Foire dans les années 80. En bref, elles consistent à « exhorter » les éditeurs à « bien vouloir » fournir préalablement une liste préétablie des œuvres exposées ; et ce, afin de barrer le chemin –ce fut la raison primordiale- devant une potentielle « infiltration », pour ne pas dire « incursion » d’ouvrages à caractère religieux ou pour enfants, jugés radicalisés et dangereux.

Bien évidemment, les autorités en profitaient, sous Ben Ali et Bourguiba, pour « passer au sas » tout l’arrivage. Ce qui expliquerait, en partie aujourd’hui, les craintes, bien fondées et très compréhensibles, autour d’un potentiel « grand retour » de la censure.

De l’autre côté, ces mêmes procédures ont été utilisées à rebours –il faut bien se le rappeler- pendant la parenthèse tristement mémorable de la Troïka, avec les conséquences que l’on connait : une véritable invasion de livres plus radicalisés les uns que les autres dans la Foire internationale de Tunis.

Si la vigilance reste toujours de mise, le sujet, plus délicat qu’il n’y parait, nécessite, en somme, un « jeu d’équilibrisme », intelligent et responsable, pour que le seul et unique acquis de 2011, à savoir la liberté d’expression, soit consolidé, loin des abus en tous genres.