Par Raouf KHALSI

66 ans : on n’est plus maintenant à parler de République nouvelle, quoiqu’elle n’ait cessé d’évoluer, risquant même parfois, de prendre les allures d’une « monarchie présidentielle ». Mais en ces temps héroïques où l’histoire de la Tunisie évoluait rapidement, l’enchaînement des évènements était pour le moins « enivrant », marquant un évènement qui devait infléchir le destin des autres nations en Afrique.

Le 25 juillet 1957, en ce jour béni, la constituante votait pour l’avènement de la République tunisienne et la fin de la régence beylicale. Comme par une évidence géométrique, Habib Bourguiba y était plébiscité comme premier président, comme premier chef de ce qui allait vite devenir l’Etat moderne.

C’est dans les contours d’une République moderne que l’Etat progressiste, dirigé par Bourguiba, implantait les bases d’une véritable révolution, à tous les niveaux, et le tout se fondant dans le socle inamovible de la souveraineté.

La génération Bourguiba avait à cœur de « refaire le monde ».

Elle n’a pourtant pas prêté l’oreille à ces grondements sourds, aux craquements qui finirent par ébranler le sol de ses certitudes coquines. C’est que « le Combattant (un peu trop suprême) » s’est très vite retrouvé confondu dans les brumes du pouvoir absolu, lequel, justement, allait décliner en présidence à vie. C’est là que dépérissait « la génération Bourguiba », pour qu’émerge,  au saut du lit, un certain 7 novembre 1987, une nouvelle orthodoxie du pouvoir, un pouvoir exclusivement aux mains de Ben Ali, deuxième président de l’histoire de la Tunisie. Au monarque présidentiel succédait un homme rompu aux techniques de la répression, quoique les équilibres socioéconomiques fussent stabilisés. Mais, là aussi, à coups de réformes de la constitution, la Tunisie était partie pour des années de hautes turbulences, de propagande et de subterfuges sur fond de népotisme et de marginalisation, sinon de précarité de pans entiers de la population. Et ce fut le retour du bâton ; ce fut la révolution de la dignité, un fantastique soulèvement des laissés pour compte…Qu’allait-il advenir de la République ?

Le glissement vers un parlementarisme marron

Révolution de la dignité ? Le fameux « Printemps arabe » ? L’onde de choc fut tonitruante. Sauf que, très vite, l’Assemblée constituante se cambrait dans le déni de tous les acquis de la République (parce que les acquis sont historiquement là). La panacée ? Une Troïka pour commencer, dans le pur style du verrouillage d’une République. Du coup, Ennahdha marquait un raz-de-marée ayant défiguré toutes les valeurs sociétales. Avec elle, la Tunisie bradait sa propre souveraineté pour que la République se retrouve vassalisée, dans des sphères géostratégiques (la Turquie et le Qatar) parmi les strates d’un fonds de commerce bâti autour de l’islam politique. Dans tout cela, notre ancien président provisoire croyait voir ses vœux exaucés : la révolution qui s’exporte. La révolution permanente, en somme.

Dépérissement de l’Etat ; perte des repères économiques ; prélude à un gâchis socioéconomique sans précédent. Même Béji Caïd Essebsi, premier président tunisien à être sorti des urnes, celui-là même qui prétendait pouvoir gouverner à la Bourguiba, n’a pas vu venir la traîtrise : ses pouvoirs étaient limités dans le contexte d’un régime parlementaire. Ghannouchi , l’islamiste qui affirmait être « le président de tous les Tunisiens » à travers « son » parlement, le condamnait à une longue agonie politique, tandis que Youssef Chahed lui assénait un coup de poignard à la Brutus.

La génération Kais Saied

Politicien atypique et, bientôt, président d’un genre particulier.

Si près de trois millions de Tunisiens l’ont élu (sans qu’il ait de parti), c’est qu’une machine s’est mise spontanément en branle. Ennahdha prétend avoir voté pour lui. Sauf que le subterfuge était clair. Il ne fallait pas le laisser gouverner. Présider, oui ; gouverner, non. Or, l’homme se révélait être droit dans ses bottes, pas du tout manipulable. Mais on a trouvé la faille : les menaces et les injonctions à l’endroit d’Elyès Fakhfakh, l’homme choisi par Saied pour diriger un gouvernement qui était bon sur le papier. Face aux présomptions de conflit d’intérêt, Saied détournait  les risques que comportait la constitution de 2014 : il lui intima l’ordre de rendre le tablier. Il se rabattait alors sur Hichem Mechichi qui, dès son investiture, s’inventait un « coussin politique » auprès d’Ennahdha et de ses satellites. Les ministres choisis par Saied s’en retrouvaient limogés. Qu’est-ce qu’un Etat aux mains de Mechichi, sinon l’expression d’une république bananière…Entre temps, Saied « affûtait » ses missiles…

25 juillet 2021 : Saied fait « sa révolution »

Il y a toujours à boire et à manger avec une constitution. Saied individualisait la brèche à travers l’article 80 (de la constitution de 2014), cet article même qui l’autorise à installer l’état d’exception et de gouverner, seul, à coups de décrets lois.

A priori, ce devait être provisoire. Ce qui est sûr, c’est que Saied aura mis fin à la farce islamiste par la dissolution (de fait) du Parlement, même si les textes disent autre chose, et mis fin à certaines instances constitutionnelles (l’INLUCC) par exemple dont il  y  voit un foyer de corruption.

Le mot est lancé : la guerre déclarée à la corruption. A la contrebande et, de surcroît, la machine judiciaire (purifiée à son sens) est mobilisée dans cette affaire dite de « complot contre la sûreté de l’Etat ». Un Etat redevenu rédempteur et puritain. La Justice dira son mot.

Souverainiste, Saied refuse toute ingérence étrangère, que cela vienne de la France ou de l’Amérique. Il refuse aussi de se plier aux exigences du FMI alors que les finances de l’Etat sont au taux d’enfer. Et, là, il y a confusion : le FMI dit que c’est le gouvernement tunisien qui a proposé lui-même ces « mesures douloureuses »…

Entre temps, le président concocte lui-même la nouvelle constitution, renvoyant Sadok Belaïd et Amine Maârouf à leurs chères études. La constitution est approuvée par référendum et, dès lors, on passa vite à l’élection du Parlement. Un parlement en symbiose avec ses idées…Du moins, c’est un gage de stabilité institutionnelle.

Les contretemps ne manquent pas cependant. La guerre en Ukraine dont l’onde de choc s’est répercutée jusqu’à chez nous, du fait de forte dépendance au niveau des céréales. A cela s’ajoute le bourbier de la migration subsaharienne.

On spécule aujourd’hui sur certains changements. On parle de remaniement ministériel (partiel paraît-il). On parle d’affectation de diplomates dans des pays où nous n’avons pas de représentation.

La plaie béante reste néanmoins cette crise socioéconomique dont le président considère qu’elle est induite par des complots visant l’affamement du peuple et l’effondrement de l’Etat.

Kais Saied se propose de refaire la Tunisie. Soit. Le peuple n’en demande pas moins. Peut-être bien qu’il faille aujourd’hui revoir certains mécanismes de gouvernance, sans pour autant changer son fusil d’épaule.