Le nombre des bibliothèques publiques s’élève à 420 dans toute la république, les maisons de la culture sont au nombre de 225 réparties sur tout le pays, les multiples musées, les galeries d’arts, les salles de cinéma, les théâtres, les spectacles, les conservatoires, les festivals ne manquent pas chez nous. Et pourtant, ces institutions culturelles ne sont pas assez fréquentées par les Tunisiens qui ne semblent pas concernés par ces différentes structures culturelles.

Les maisons de la culture sont désertées par les jeunes, les salles de cinémas sont presque vides, les théâtres sont peu ou pas fréquentées, les galeries de peintures ne sont plus visitées, le livre et la lecture sont abandonnés.

Les dépenses du ménage tunisien dans la consommation culturelle et la nourriture de l’esprit vont plutôt à d’autres besoins jugés plus utiles et plus urgents. Le Tunisien accorde ainsi moins d’intérêt aux activités culturelles. Pour quelles raisons ?

Etat des lieux

D’après des statistiques fournies en 2021 par l’Institut National des Statistiques (INS), un ménage tunisien consacre 30,1% de son budget aux produits alimentaires et boissons non alcoolisées, 3,3% aux boissons alcoolisées et tabac, 11,6% aux articles d’habillement, 23,9% au logement (eau, gaz, électricité), 3,5% aux meubles (articles de ménage et entretien du foyer), 11,1 à la santé et l’hygiène, 6,9% au transport, 4,1% à la télécommunication, 1,5 % à l’enseignement, 3% aux vacances (restaurants, cafés et hôtels) et seulement 0,8% aux loisirs et à la culture. D’après ces statistiques, nous constatons que le taux le plus faible est consacré à la culture, avec seulement 0,8% seulement, comme si cette dernière était le dernier souci des Tunisiens et que la culture est loin d’être la tasse de thé des ménages tunisiens. D’ailleurs, ce taux aurait tendance à diminuer ces dernières années à cause de la crise sanitaire et économique sévissant dans le pays. Les parts relatives à l’alimentation, à l’habillement, au logement, aux transports et à la santé dépassent de loin celles destinées à la culture. Inutile donc de nous comparer au taux réalisé en France, par exemple, où les dépenses pour les services culturels représentent environ 12 % des dépenses culturelles des ménages français.

La culture, dernier souci du Tunisien ?

En réalité, le budget consacré à la culture varie selon que le ménage est formé d’un couple sans enfants ou d’un couple avec enfants. C’est que la culture est devenue payante et souvent n’est pas à la portée de tous. Ce sont surtout les familles aisées qui consacrent plus d’argent aux loisirs culturels (aller au cinéma, au théâtre, acheter des livres, aller voir des expositions d’arts ou des spectacles…)  Chez ces familles aisées, la consommation des produits culturels fait partie du budget familial, en ce sens qu’elle relève de leur style de vie. Par contre, dans les familles d’ouvriers ou de fonctionnaires, dont les salaires sont très modestes par rapport à l’actuelle cherté de la vie, c’est surtout l’alimentation, le loyer et le transport qui se taillent la part du lion de leur budget familial ; les activités culturelles sont reléguées au second plan et souvent ne sont même pas considérées comme des priorités. Les jeunes couples, encore sans enfants ou dont les enfants sont encore petits, pensent plutôt à l’investissement dans l’équipement mobilier ou ménager. En effet, un fer à repasser est toujours prioritaire à un livre ou un magazine, de même qu’un aspirateur est préférable à une sortie au théâtre ou au cinéma. Ils sont surtout obsédés par l’acquisition de produits matériels qu’ils n’ont pas pu acheter avant leur mariage. Et s’ils ne sont pas prioritaires, l’épargne pour logement est l’une des priorités de ces couples qui projettent à se faire bâtir ou s’acheter une maison, allant jusqu’à sacrifier leurs loisirs des années durant.

Il y a également les personnes âgées ou les retraités qui ne dépensent pas beaucoup dans la consommation culturelle. Cela va de soi, puisqu’une bonne part de leur budget est consacrée à la santé (visites médicales, analyses, radios et pharmacies). Leur consommation culturelle, basée essentiellement sur les émissions radiophoniques ou télévisuelles, est gratuite. Seuls les retraités cultivés peuvent accéder aux journaux qu’ils considèrent comme source de culture générale.

Pour une nouvelle vision de la culture

Certaines gens considèrent la consommation culturelle comme un luxe, sous prétexte que toute dépense dans des produits immatériels (impalpables) est superflue et que c’est une charge supplémentaire pour le budget familial. Si certains habitants de la ville, où sont concentrés les complexes culturels et les centres de loisirs, consacrent un peu de leur temps et de leur argent à la culture, mais leurs dépenses restent minimes par rapport au budget imparti aux autres besoins de la vie (alimentation, habillement, logement, transport, santé…). La consommation culturelle semble devenir ponctuelle et occasionnelle chez les Tunisiens. On les voit ainsi assister aux différents festivals ou aux manifestations culturelles de grande envergure comme les JCC, les JTC, Foire Internationale du livre,…). Ils fréquentent également les festivals d’été surtout lorsqu’il s’agit d’un spectacle à ne pas rater. Toutefois, les produits culturels sont devenus inaccessibles par certains ménages dont le budget est essentiellement dirigé vers d’autres besoins vitaux, surtout en cette période de crise économique. Souvent, les gens évitent le déplacement et préfèrent voir des films chez eux, même les plus récents, sur les multiples chaines satellitaires, c’est beaucoup moins cher. A quoi bon dépenser de l’argent pour l’achat d’un billet de cinéma, de théâtre ou d’un spectacle musical, alors que tout est gratuit à la télévision et sur les réseaux sociaux ?

Témoignages

Nous avons posé la question suivante à quelques personnes : « Quel budget consacrez-vous à la culture ? » Nous avons recueilli les réponses suivantes. « Chez nous, la culture, c’est cher, nous a confié Anouar, professeur de son état, rien que pour l’achat de livres ou pour une sortie avec ma femme au cinéma pour voir un film récent, je dois consacrer au moins 100 dinars ! Les produits culturels sont souvent inaccessibles compte tenu des moyens très limité de la majorité des gens. » Ahmed, un autre citoyen, nous a répondu en ces termes : « Quand j’étais étudiant, dans les années soixante-dix, je sortais chaque semaine au cinéma ou au théâtre avec d’autres étudiants et seulement avec dix dinars je pouvais me procurer trois ou quatre livres neufs. Si on n’arrivait pas d’acheter des livres, on allait fouiller dans les bibliothèques… » Quant à Mourad, étudiant, il souligne le manque de temps à consacrer aux activités culturelles : « Je suis tellement absorbé par les études que je ne trouve pas le temps de sortir. Franchement, lire un roman, voir un film au cinéma ou aller au théâtre, c’est l’un de mes derniers soucis ! C’est à peine si j’arrive à me consacrer aux études. » Pour Larbi, 40 ans, garçon de café, il préfère regarder la télévision, son seul moyen de culture : « Pour moi, voir la télé est mon seul loisir ; il y a un peu de tout, feuilletons, variétés, émissions de différentes sortes. A quoi bon faire des dépenses inutiles en allant se cultiver ailleurs ? Et puis, la télé, c’est gratis ! »

Hechmi KHALLADI