Jalal El Mokh ne cesse de nous offrir de ses nouveautés littéraires. Ecrivain prolifique, ayant plus d’une corde à son arc : il est poète, nouvelliste, traducteur et essayiste. Il a actuellement plus d’une cinquantaine d’ouvrages écrits en arabe et en français qui ont été bien appréciés par les lecteurs. Le livre paru récemment est la traduction de l’œuvre célèbre : « Dieu et l’Etat » de Michail Bakounine, cet ouvrage classique qui incarne l’athéisme par excellence et prône la liberté de tous les hommes.

L’auteur commence son livre par une biographie sommaire de Michail Bakounine qui a vécu entre 1814 et 1876. Un révolutionnaire russe, théoricien de l’anarchisme et philosophe qui a surtout écrit sur le rôle de l’État. Il pose dans ses écrits les fondements du socialisme libertaire. Poursuivi par la police tsariste, il quitte la Russie pour s’installer en Suisse. Puis, il se rend en Belgique et enfin à Paris. Là, il apprend le décret du Tsar par lequel il perd la citoyenneté russe et ses titres de noblesse, et est condamné par contumace à la déportation en Sibérie. Il s’allie aux révolutionnaires polonais en exil dans leur lutte contre le tsarisme. Il prit part à la 3è Révolution française de 1848… Et l’aventure continue.

Bakounine a toujours donné la première place à la lutte, et n’a jamais pris le temps d’écrire une œuvre. Ses textes ont toujours été conçus dans l’urgence, pour répondre aux nécessités politiques du moment. Il n’a pratiquement jamais terminé un texte. L’idée centrale chez Bakounine est la liberté, le bien suprême que le révolutionnaire doit rechercher à tout prix. Pour lui, à la différence des penseurs des Lumières et de la Révolution française, la liberté n’est pas une affaire individuelle mais une question sociale. Ainsi, dans « Dieu et l’État » paru à titre posthume en 1882, il réfute Jean-Jacques Rousseau : le bon sauvage, qui aliène sa liberté à partir du moment où il vit en société, n’a jamais existé, en s’opposant à Voltaire qui dit : en répondant Au contraire, c’est le fait social qui crée la liberté : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » en lui répondant par «« Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître ».

« Trois éléments ou trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel dans l’histoire : le 1er est l’animalité humaine ; le 2ème est la pensée et le 3ème est la révolte. À la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde ; la science ; à la troisième, la liberté. » C’est ainsi que débute la traduction de Jalal El Mokh qui se poursuit sur 132 pages où il nous relate la vie politique, révolutionnaire et philosophique de Bakounine : une vie marquée d’héroïsme, de militantisme et de bon orateur, mais aussi de poursuites policières et de trahisons… Dans ce livre, on peut lire la pensée de Bakounine sur le matérialisme et l’idéalisme : « Sans doute, a-t-il écrit, les idéalistes ont tort, et seuls les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées, oui, l’idéal, comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique. Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette fondamentale et décisive vérité : oui, le monde social, le monde proprement humain, l’humanité en un mot, n’est autre chose que le développement dernier et suprême».

Plus loin, on peut lire un discours sur l’église, les religions et la croyance qui sont traduits en ces phrases : « Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements, qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions les plus essentielles de leur propre puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel… » Concernant sa pensée sur l’autorité et le pouvoir, on peut lire ce qui suit : « En un mot, nous repoussons toute législation toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. »

Signalons enfin que Jalal El Mokh a fait de l’ouvrage de Bakounine une traduction arabe minutieuse, fidèle au texte original dans les moindres détails, avec un langage littéraire clair et bien écrit.

Hechmi KHALLADI