Chaque année, des millions de tonnes de nourriture sont gaspillées, soit 172 kg par habitant en Tunisie. Ce sont des milliards de dinars qui partent à la trappe. Pire encore, le gaspillage alimentaire devrait augmenter durant les prochaines années. La masse de nourriture gaspillée va même augmenter d’un tiers d’ici 2030. Chaque seconde, ce seraient actuellement 66 tonnes de nourriture qui finiraient à la poubelle. Produire pour mettre à la poubelle : telle est l’absurdité à laquelle est arrivée notre société de consommation. Comme une machine devenue folle, elle crée et jette ses invendus partout sur la planète. Par centaines de milliers de tonnes chaque année, nourriture, objets électroménagers, textiles finissent dans nos décharges après avoir été consciencieusement détruitsPourquoi jette-t-on ? Et comment y remédier ? Décryptage avec Ridha Abbes, consultant en environnement et en gestion des déchets.

 Le Temps.news : Comment définir le gaspillage alimentaire ?

Ridha Abbes : Le gaspillage alimentaire est un sujet dont on entend beaucoup parler, pourtant il n’est pas toujours évident de comprendre ce qu’il représente réellement ni les enjeux qui l’entourent. Il désigne toute denrée alimentaire destinée à la consommation humaine qui est dégradée, perdue ou jetée. Cela peut se produire au niveau des différents maillons de la chaîne de production alimentaire depuis le champ agricole jusqu’à la consommation, en passant par la collecte, la transformation, le transport et la distribution. Le gaspillage alimentaire concerne toutes les catégories d’aliments : les légumes, les fruits, les céréales et dérivés (pain, pâtes, viennoiserie…), les produits d’origine animale, tels que la viande, les œufs, les produits laitiers, etc.

La Tunisie occupe la première place en termes de gaspillage alimentaire dans le Maghreb et la deuxième place dans le monde arabe. Quelles sont les principales causes du gaspillage alimentaire ?

Tout d’abord, ce classement, paru récemment dans le rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement PNUE, sur l’indice du gaspillage alimentaire 2024, est à prendre avec beaucoup de précaution. Les données sur la Tunisie me semblent trop gonflées, en prenant les chiffres de la ville de Sousse comme échantillon. On s’est basé sur un factsheet de UN-Habitat, ou il est indiqué un ratio de 0,47 kg/hab/jours de gaspillage (déchets alimentaires), qui est à mon sens trop surestimé, sinon il n’est pas représentatif pour toute la Tunisie.

Ceci dit, Le gaspillage alimentaire est une question importante en Tunisie, même s’il n’est pas de la même ampleur que dans les pays développés. Les causes sont multiples et diffèrent selon le domaine.

Au niveau de la production agricole, les pertes et gaspillage alimentaires sont liés principalement aux aléas climatiques et leurs effets (inondation, sècheresse, intempérie, manque d’eau d’irrigation), à la propagation des maladies des cultures, mais aussi, mais aussi aux mauvaises techniques de récolte, de manipulation post-récolte et de protection des cultures. Les pertes de la céréale et du lait sont les plus médiatisées. Actuellement c’est la fin de la saison des agrumes, il suffit de traverser les routes du cap bon, du côté Menzel Bouzelfa et Grombalia pour constater les tas d’oranges jetés dans les champs.

Au niveau de la transformation qui concerne la préparation et la fabrication des produits alimentaires (conserves, produits dérivés, plats cuisinés, etc.), la cause principale du gaspillage est le manque d’infrastructures et d’équipements de transformation permettant de valoriser toute la production, y compris celle ne répondant pas aux normes et calibrages exigés par l’infrastructure industrielle. La rentabilité économique contraint parfois les industries agroalimentaires à jeter une partie des produits au lieu de procéder à leur valorisation avec un coût supplémentaire.

La distribution et le conditionnement sont également source de gaspillage à cause du dysfonctionnement du système de transport et la rupture de la chaîne de froid. Le système d’approvisionnement et de gestion des stocks n’est pas adéquat au niveau de certains points de commerce, notamment dans les grandes surfaces qui gèrent de grandes quantités de produits alimentaires.

Le marché de gros de Bir Kassaa est un bon exemple de dysfonctionnement de la distribution, générant quotidiennement une vingtaine de tonnes de légumes, fruits et de poissons, qui sont tout simplement évacués dans la décharge de Borj Chakir.

Au stade de la Consommation finale, les pertes comestibles et gaspillages aux foyers et en restauration commerciale et collective (hôtellerie ; hôpitaux ; cantines et restaurants scolaires et universitaires), sont liées à la conservation des produits, leur préparation et leur consommation (restes d’assiettes). Le manque de conscience et le comportement irresponsable sont les principales origines d’une mauvaise gestion au niveau des achats, de la préparation et distribution des repas. Ce phénomène s’amplifie paradoxalement au mois saint de Ramadan et pendant les évènements et festivités. Le gaspillage du pain est le plus marquant, probablement parce qu’il est fortement subventionné.

Qui gaspille le plus : ménages, restaurants, industrie agroalimentaire, commerce, distribution ?

Les données disponibles sur les pertes et gaspillages alimentaires sont rares et divergentes suivant les sources. Selon les données à l’échelle mondiale, les pertes sont réparties quasiment à égalité entre les trois maillons de la chaîne : la production agricole (32%), la transformation/distribution (34%) et la consommation (33%). La Tunisie ne devrait pas trop s’écarter de ces proportions.

 Quel est l’impact environnemental du gaspillage ?

Sur le plan environnemental, le gaspillage affecte les empreintes écologique et carbone à travers des consommations excessives des ressources naturelles et la dégradation des écosystèmes. Il contribue aux émissions des gaz à effet de serre, au dérèglement des cycles biogéochimiques et des écosystèmes, à la consommation excessive des ressources de l’eau, à l’érosion des sols et à la perte de la biodiversité. Les aliments gaspillés sont en majorité jetés en tant que déchets, une source de pollution significative, notamment avec les modes actuels de la gestion des déchets, caractérisés par des faibles taux de couverture de la collecte et le recours quasi automatique à la mise en décharge.

 Quels sont les risques du gaspillage alimentaire ?

Les pertes et le gaspillage de produits alimentaires deviennent de plus en plus significatifs. Ils contribuent à réduire la disponibilité des aliments, à accélérer la dégradation de l’environnement et à accroître le recours aux importations alimentaires dont le pays est déjà fortement tributaire.

Que ce soit pour une entreprise ou pour un particulier, les pertes et gaspillages constituent la perte d’une production ou d’un achat et à ce titre une perte financière, d’autant plus que l’alimentation est le premier poste des dépenses d’un ménage tunisien, avec un taux de 30,1%.

Le gaspillage pèse lourd sur le budget de l’État, étant donné qu’une grande partie des produits alimentaires gaspillés sont subventionnés et souvent payés en devise en tant que produit d’import. Ainsi, le gaspillage alimentaire accroît à la fois la dépendance alimentaire et le déficit commercial du pays.

Dans quelle mesure est-il important de sensibiliser les plus jeunes au développement durable et au problème du gaspillage ?

Les moins jeunes sont doublement concernés par le problème du gaspillage alimentaire. Il a été constaté que les jeunes choisissent en fonction de leurs goûts et préférences alimentaires et n’hésitent pas à jeter des aliments et des plats en bon état si cela ne convient pas à leurs goûts dans les cantines scolaires. Les enfants et les jeunes sont particulièrement influencés par la publicité commerciale qui incite à la consommation massive. Il se trouve que les jeunes procèdent à l’achat de produits alimentaires qui demeurent non consommés.

Ce manque de conscience chez les jeunes générations semble s’expliquer à la fois par l’absence de module d’enseignement orienté vers la lutte contre le gaspillage alimentaire et la prépondérance de la culture de consommation chez les jeunes. Il est donc important de les sensibiliser au problème de gaspillage alimentaire car ‘Investir dans la jeunesse c’est investir pour l’avenir’. Le retour de cet investissement pourrait être rapide : plusieurs initiatives de startups innovantes visant la réduction du gaspillage alimentaire ont été lancées par des jeunes promoteurs sensibilisés et motivés.

 Les technologies, et notamment l’intelligence artificielle, peuvent- elles contribuer à la lutte contre le gaspillage alimentaire ?

Les nouvelles technologies peuvent faciliter la vie et la rendre plus rationnelle et moins consommatrice de ressources, que ce soit dans l’agriculture, la transformation agroalimentaire ou même dans notre vie quotidienne. Nous pouvons, par exemple, améliorer nos achats et la gestion des stocks à travers une planification programmée selon les méthodes fifo (first in first out). La bonne gestion et la minimisation des stocks contribuent largement dans la réduction des pertes et du gaspillage alimentaire chez le producteur, le commerçant et le consommateur.

Peut-on réduire de moitié le gaspillage alimentaire d’ici 2030 ?

Oui c’est faisable, à condition qu’il y ait une volonté politique traduite en stratégie et plans d’action de lutte contre toutes les formes de gaspillage. Pour ce faire, il faudrait adopter des dispositions règlementaires et des solutions pratiques, et assurer une coordination efficace entre les différents acteurs impliqués pour freiner le phénomène.

Il est donc capital de connaître les volumes, la nature et les sources de gaspillage. Ces données, régulièrement actualisées, constituent une base de données pour la création d’une plateforme dédiée aux pertes et gaspillages alimentaires. Cette plateforme permettrait de cibler les attitudes des individus à travers des campagnes d’éducation et de sensibilisation, pour aboutir aux changements de comportement.

D’ailleurs, la réduction à moitié du gaspillage alimentaire d’ici 2030, est l’un des cibles de l’objectif de développement durable ODD 12 concernent la consommation et la production durables. Il est connu que le concept de l’économie circulaire est un moyen de parvenir à la durabilité visée par l’ODD 12.

Que pensez-vous de deux chartes signées par dix-huit organisations, associations de la société civile et structures professionnelles en 2019, contre le gaspillage alimentaire ?

Une très belle initiative qui aurait pu être le début d’un grand programme de lutte contre le gaspillage alimentaire. Malheureusement, bien que cette charte ait été signée par 18 organisations, elle est restée orpheline faute de portage et de soutien politique.

                                  Interview par Kamel BOUAOUINA