Par Samir MARZOUKI
La Tunisie, par son premier président, feu Habib Bourguiba, a été fondatrice du mouvement de la Francophonie, idée mûrement réfléchie et concrétisée par Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori et lui-même grâce à la fondation, en 1970, de l’Agence de coopération culturelle et technique, ancêtre de l’Organisation internationale de la Francophonie. Depuis cette date, tous les Tunisiens qui, peu ou prou, ont été en charge de responsabilités dans le cadre de cette Francophonie institutionnelle n’ont pas eu à rougir de leur contribution et des efforts qu’ils ont accomplis en faveur de la coopération multilatérale francophone.
Certes, durant la période de Ben Ali, pendant laquelle furent créés les sommets des chefs d’Etats et de gouvernements ayant le français en partage, le président tunisien se faisait représenter et ne se rendait pas en personne à ces hautes manifestations politiques mais, Moncef Marzouki puis Béji Caïd Essebsi s’y sont de nouveau rendus et il fut même décidé que le Sommet de 2020, celui du cinquantenaire de la Francophonie serait tenu à Tunis. La situation pandémique a fait reporter ce sommet d’une année et Kaïs Saïed a décidé de le transférer à Djerba.
Les sommets de chefs d’Etats, et, qui plus est, le sommet du cinquantenaire, doivent se préparer de longue date et ne se réduisent jamais aux réunions des grands décideurs et de leurs représentants mais sont traditionnellement l’occasion de tenir d’autres rassemblements, congrès et séminaires touchant d’autres domaines que la politique. Ils sont souvent l’occasion d’impulser une dynamique francophone durable et de nouer des liens économiques, techniques et culturels entre pays francophones et pays organisateur. Ils peuvent aussi constituer une vitrine pour la créativité culturelle et artistique dans le pays.
Plusieurs rencontres francophones, présentielles ou virtuelles, sont attendues cette année en Tunisie, outre le sommet lui-même, le congrès mondial de la Fédération internationale des professeurs de français, le congrès des sociologues de langue française, le congrès mondial des écrivains de langue française, les Etats généraux du livre en langue française. Coïncidant avec l’année du sommet ou volontairement inscrites dans son sillage, elles participent de ce qui, avec la succession des sommets, est devenu une tradition. Le public de ces rencontres en est informé mais pas le grand public car, il faut bien le dire, même à propos d’un événement aussi important que le sommet, rien n’a filtré relativement aux préparatifs et l’impression qui prévaut dans les esprits est qu’il ne s’agira pas du sommet grandiose auquel la Tunisie, vu sa contribution à la Francophonie, était en mesure d’attendre et d’organiser.
Si cette impression n’est pas fausse – nous espérons, quant à nous, qu’elle le soit – la situation pandémique, y serait pour beaucoup mais a-t-on pris la mesure réelle du défi que constitue l’organisation de ce sommet, des opportunités qu’il offre et des répercussions qu’entraînerait, à Dieu ne plaise, une estimation qui en dévaluerait l’importance stratégique ? Espérons-le.
Mais venons-en au nœud gordien de cette question de la francophonie. Le mot « francophone » chez certains de nos compatriotes, comme le mot « laïc » qui appartient pourtant à un tout autre champ lexical, est une sorte d’insulte. Le francophone serait aux yeux de ces gens frappés de cécité intellectuelle un déraciné et, au pire, un traître, vendu à une puissance étrangère qui favorise ses intérêts au détriment de ceux de son pays. Ces compatriotes qui voient la paille dans l’œil du voisin et ne voient pas la poutre dans le leur oublient que les héros de l’indépendance ont utilisé le français contre le protectorat français et s’en sont servis pour faire connaître leur cause aux Français non prépondérants et dans les enceintes internationales. Feu mon père, Dieu ait son âme, qui avait totalisé, durant le protectorat, plusieurs années entre prison et bannissement pour faits de résistance, qui était totalement étranger à la langue française et qui a été une bibliothèque vivante au service du patrimoine arabe de la Tunisie, aussi bien classique que dialectal, m’avait conseillé, quand j’avais réussi au baccalauréat, d’étudier le français à l’université en me suggérant que, ce faisant, je pourrais être utile au pays qu’il m’avait appris à aimer. Il m’avait ainsi encouragé à être francophone car il n’y voyait aucune contradiction avec mon arabité et encore moins avec ma tunisianité. Chebbi, notre immense poète national, qui ne maîtrisait que l’arabe, ne s’est-il pas comparé, dans son « Journal », en parlant de son monolinguisme, à un oiseau qui n’a qu’une aile et qui, de ce fait, se trouve incapable de voler ?
Assumons fièrement les langues que nous maîtrisons et qui sont autant d’armes dans la lutte que notre pays mène, depuis l’indépendance, contre le sous-développement. Dans notre univers mondialisé, l’unilinguisme est un handicap, même pour les Américains qui dominent le monde. Maîtrisons donc l’anglais mais n’abandonnons pas notre francophonie qui nous ouvre tant de portes, en Europe, en Amérique du nord et chez nos frères subsahariens. Il n’y a là, n’en déplaise aux ignorants, aucun risque pour notre enracinement comme pour le dévouement pour notre patrie pour laquelle nous affirmons accepter de mourir, en arabe, en français, en anglais ou en serbo-croate. Mitigés.