Le 15 octobre est la date limite de dépôt du projet de la LF 2022 au Parlement. Sauf que depuis le 25 juillet, tout a changé. Le Président de la République a suspendu les travaux de l’ARP, ce qui signifie que les délais préalablement approuvés pour le dépôt du projet de la loi de finances seront dépassés. Mais cela n’explique, en aucune façon, le retard occultée pour rattraper le temps perdu quant à la mise à jour des hypothèses de la L.F 2021 qui est de loin dépassée. Mettre en place une L.F complémentaire 2021 et un PLF 2022 est unenécessité absolue. Il ne faut pas oublier l’urgence de l’essentiel. Note pays s’est financièrement fragilisé. Nous sommes sur la corde raide. A ce titre, Journal le Temps s’est adressé à M.Moez Soussi, professeur et chef du département économie à l’IHEC qui propose une esquisse pour une sortie rapide de la crise.
Le Temps : La L.F complémentaire 2021 tarde à voir le jour jusqu’à présent alors que, nous traversons une période de transition très critique. Quelles sont les hypothèses à envisager en urgence?
Moez Soussi : La loi de finance 2021 a été votée par l’ARP sur la base de quatre hypothèses portant sur : un cours de baril de pétrole de 45 dollars ;un taux de croissance de 4% ;un taux de change dinar tunisien-dollar américain de 2.8 et un accroissement des importations des marchandises de 9.9%.
Depuis le vote de la loi de fiance 2021 en décembre dernier, il y avait un accord pour la rectifier durant les premiers mois de l’année. En effet, tout le monde s’attendait à des écarts notables entre ce qui était anticipé et ce qui serait réalisé. Aujourd’hui après plus de 9 mois, nous attendons encore cette loi rectificative.
Il faut souligner que c’est principalement le prix du baril de pétrole qui a marqué l’écart le plus élevé dans la mesure où le prix du Brent est passé de 50$ en janvier à 82$ au jour qu’il est. Cette tendance traduit un cours moyen durant les 9 mois écoulés de 68$. Les dépenses supplémentaires associées à la facture énergétique s’élèvent selon nos calculs à 1380 MD.
Quant aux taux de croissance, nous avons enregistré une dépression de 1.7% durant le premier trimestre et une croissance de 16.2% au second semestre. Faute de données sur le troisième trimestre, nous aurons besoin de réaliser 2.7% et de 1.8% respectivement durant le troisième et le quatrième trimestre. Je ne crois pas que cela est difficile à atteindre d’autant que les résultats de l’année précédente étaient chaotiques avec une dépression de 8.6%. Au contraire, nous pouvons aspirer à un très bon point de croissance supplémentaire par rapport à 4% prévue. Cela exigera de réaliser 3% et 2.2% au cours des 3ème et 4ème trimestres. Ceci pourra être réalisable étant donné que des secteurs comme les phosphates et l’énergie (supplément de production des champs Nouara et Sidi Marzoug) et à moindre dose le tourisme, ont repris plus au moins leur souffle.
Le taux de change dinar dollar est aujourd’hui à 2.82. En tenant compte de la tendance durant les 9 premiers mois, nous n’enregistrons pas d’écarts notables par rapport aux prévisions.Pour ce qui est des importations,le taux de croissance enregistré durant les 8 premiers mois en 2021 par rapport à 2020 est de 21% c’est-à-dire plus que le double de ce qui a été prévu. Cela ne devrait pas causer de sérieux problèmes puisqu’en contrepartie les exportations ont augmenté durant la même période de 24,1%.
Selon le communiqué du gouverneur de la BCT le 07/10/2021 le ministère des finances et la BCT travaillent en étroite collaboration pour préparer une LFC 2021, nous espérons avoir ce document le plus tôt possible.
Pour la L.F 2022, quelles sont les orientations ? Comment rompre avec les lois de finances ultérieures ?
Il faut souligner que le pays passe par la crise économique la plus profonde et la plus grave de son histoire. Pire encore : cette période a été marquée par un manque de visibilité à cause de l’instabilité politique ce qui a empêché de mettre en œuvre les réformes nécessaires. Les lois de finances durant les années passées étaient conçues selon une logique comptable, basées sur de simples mesurettes et dépourvues de stratégie de développement et de politiques sectorielles. Je ne crois pas qu’on pouvait faire mieux dans un contexte d’instabilité et de terrains glissants sur tous les plans.
Qu’en-est-il du trou budgétaire à combler : y-a-t-il des solutions prêtes pour boucler cette année difficile ? La sortie sur le marché financier international est-elle possible dès la formation du Gouvernement Bouden ?
En se référant à l’exécution du budget de l’Etat jusqu’à fin juin 2021 et compte tenu du coût supplémentaire de la facture énergétique, un creux de 12800 MD dans le budget de l’Etat est à combler durant le second semestre de l’année en cours. Nous savons que les DTS ont pu renflouer la caisse pour l’équivalent de 2000 MD. Pour les 10800 qui restent nous pouvons miser sur les pistes suivantes :
- Un point de croissance de plus par rapport à une prévision de 4% sur la base d’un taux de pression fiscale 23% et des revenus non fiscaux supplémentaires procurent 3260 MD.
- La négociation d’un programme avec le FMI d’ici la fin de l’année permet d’obtenir une première tranche de 2500 MD
- Une négociation pour repousser l’échéance du remboursement de la dette bilatérale (d’Etat à Etat) qui représente 16% de l’ensemble de la dette ce qui épargnerait 2880 MD.
- Enfin pour le montant qui reste 2160 MD nous proposons de faire appel à la diplomatie pour lever ce montant auprès des pays frères et amis. Sinon cela ne peut être grevé que sur le budget d’investissement.
Nous ne proposons pas de sortie sur le marché financier international car cela coûtera très cher et nous risquons de ne pas lever les montants voulus.
Quant au tranche de 2500 MD, son rôle primordial sera de mettre en œuvre le plutôt possible les réformes structurelles nécessaires pour donner un signal positif et fort aux partenaires internationaux que nous Tunisiens, avons choisi afin de sauver notre pays et de le mettre sur une nouvelle trajectoire de la rigueur, de la performance et de l’efficacité.
- Quelles sont les priorités économiques du futur Gouvernement Bouden ?
La Tunisie a besoin d’un Gouvernement de sauvetage qui doit d’abord présenter un plan clair visant l’amélioration des services collectifs et l’assainissement des entreprises publiques. L’Etat a manqué ces dernières années d’efficacité et d’efficience. Il est inadmissible de continuer à dépenser l’argent public de la même manière. Nous proposons de constituer des équipes taskforce qui se fixent comme objectif de présenter pendant une durée déterminée et courte des projets de solutions sans lignes rouges ni tabous. Il faut commencer par les secteurs de l’enseignement, la santé, les transports et la fonction publique.
- Qu’en est-il de notre relation avec le FMI, et qu’envisage-t-on pour sortir de l’impasse avec le fonds monétaire ? Peut-on entrevoir encore de nouvelles négociations ?
Le FMI ne se fait pas plaisir de venir en aide à un pays en difficulté voire en catastrophe économique, et c’est nous qui frappons à sa porte.
Si le FMI est devenu de plus en plus ferme envers la Tunisie, c’est par ce que nous étions incapables de supporter les sacrifices nécessaires pour mettre en œuvre les politiques et les stratégies de réforme. C’est aux Tunisiens de trouver les voies vers la sortie de la crise et de prouver non seulement au FMI mais au monde entier notre génie et notre réalisme.
Plusieurs solutions se prêtent à nous mais comment peut-on se réunir autour d’un projet commun : celui de sauver notre pays, c’est la clef qu’il faut chercher.
Selon les indicateurs économiques actuels et au vu d’une scène politique obsolète, peut-on craindre une autre détérioration de notre note souveraine ?
Les agences de notation suivent bien évidemment la situation en Tunisie et sans scrupule, elles seraient amenées à nous dégrader encore s’il le faut. A mon avis, la situation politique viendra en second lieu. C’est plutôt par rapport à la situation économique que nous serons évalués. Nous n’avons aucun capital à miser sauf celui du sérieux, de l’effort et de la persévérance. Si les Tunisiens montrent une bonne capacité de résilience en rationalisant les dépenses publiques, en relançant l’économie réelle et en assainissant le climat des affaires, nous serons capables de rebondir et de mériter au contraire un upgrade de notation souveraine.
Propos recueillis par Khouloud AMRAOUI