Par Ali Toumi Abassi
L’espace politique n’était que trop clivé avant le 25 juillet 2021. Après cette date, le clivage qui était plutôt multiple s’est rétréci pour se limiter en gros à une flagrante bipolarisation réellement plus comminatoire pour la paix sociale. Malgré l’apparente pause, on voit bien que les inimitiés structurent les débats et les comportements entre deux tendances aussi politiques que sociales. Soit vous êtes avec la « réforme », soit vous êtes contre. Les pro et les anti 25 juillet sont désormais à couteaux tirés, au grand dam des besoins vitaux des masses; mais le conflit semble rester en sourdine.
Une pause dans un conflit n’est pas nécessairement un bon signe, pour les belligérants comme pour les autres, spectateurs et supporters. Dans les deux camps, on excommunie l’autre à coups de slogans sur « le patriotisme » et la » trahison », les » mains propres » et les » mains sales », la « légitimité » et le » complotisme » et j’en passe et des pires. Si vous prenez position pour l’un ou pour l’autre des deux camps, vous êtes immanquablement le Judas de quelqu’un.
La scène politique tunisienne est donc nettement polarisée entre la Nahdha et les autres qui approuvent le Président. Mais dans un camp comme dans l’autre, il n’y a ni véritable cohésion idéologique, ni visibilité stratégique, ce qui aggrave le pourrissement et rogne les espoirs. Autour de Ghannouchi, rien ne va plus, car c’est la débandade totale. Dans le bloc « démocratique » et ses parages, on dénombre officiellement et officieusement tous ceux qui (sans accorder leurs violons) vouent le gouvernement et le parlement du 24 juillet à la détestation et pourraient donner leurs voix, au moins provisoirement, à n’ importe quel chevalier servant de la République, pour en découdre avec les islamistes et leurs acolytes.
Et depuis ce triste premier « couronnement » de la bipolarisation politique, l’inquiétude s’évalue selon l’échelle d’une psychose, puisque chacun des deux fronts fourbit ses armes et se dit : » wait and see », tout en lançant des ballons d’essai, des appels d’air ou, rarement, des sommations. Le Président mobilise l’appareil juridique de l’Etat sans se précipiter, l’UGTT mélange les genres par la voix de son Secrétaire Général, décidément acquis à la rupture avec l’avant 25 juillet, mais exigeant l’engagement immédiat de la Présidence pour une revitalisation nette des institutions et des procédures de la démocratisation et Ghannouchi jette du lest, pour trouver une sortie de crise, tout en condamnant ce qu’ il désigne comme un « coup d’ Etat ».
Le plus important ce n’est pas d’identifier le paradigme auquel ressortit un conflit comme celui -ci, mais d’en prévoir la suite qui est nécessairement inscrite dans l’évolution logique de cette triade : conflit / combat / pause. Quitte à verser dans une espèce d’extrapolation excessivement dramatique, il suffit de revenir à l’histoire avec toutes ses déclinaisons politiques, littéraires, anthropologiques, pour comprendre que le pire est probablement à venir, c’est-à-dire le pourrissement et ses conséquences, si rien n’est fait dans le sens de la pacification et de la démocratisation sérieuse. D’Homère à aujourd’hui, c’est le même schéma.
Passons outre une kyrielle d’exemples historiques dont le plus fameux est peut-être la guerre des tranchées en 14-18. La pause est toujours tournée vers un horizon sombre pour tous les belligérants, mais beaucoup plus pour ceux qui ont l’illusion de remporter une première victoire. L’espace qu’ils confisquent, ou colonisent, ou squattent devient vite un pourrissoir pour eux, surtout quand ils sont assiégés et qu’ils se laissent aller à leurs émotions.
Dans la situation bipolarisée de notre pays, où on ne peut décider qui est l’assiégeant et qui est l’assiégé, qui est Achille et qui est Priam, chacun se prend pour le leader assuré de la bénédiction du Ciel et de la légitimité de sa cause. Chacun s’opiniâtre à ignorer le destin paradoxal du héros et de l’héroïsme: on peut gagner un instant et perdre l’éternité.
Inutile d’ajouter que personne n’a besoin d’une pause belliciste maintenant, personne ne devrait poser non plus. Dans le temps révolutionnaire, il ne doit pas y avoir de conflit interne. En pastichant Antoine de Saint-Exupéry parlant de l’amour, on pourrait affirmer que la révolution, ce n’est pas se combattre les uns les autres, mais s’aligner prestement dans la même tranchée et se serrer les coudes pour chasser les vrais ennemis qui sont le chômage, l’injustice sociale, l’exploitation, la corruption, l’ignorance et l’intolérance.
La perspective du dialogue national annoncé par le président K. SAIED est donc la seule option salutaire pour le pays et pour l’honneur de la révolution. (Lire plus détails dans mon livre: La Guerre et ses environs, Ed. Sahar)
A.T.A.