Aller droit là où le bât blesse, évaluer sereinement puis repartir de plus belle : voilà son crédo. Droit dans ses bottes, Habib Bel Hedi, producteur, distributeur et propriétaire du ciné-théâtre Le RIO, se livre sans détour au Temps news, à propos de la 32ème édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) qui avait pris fin la semaine dernière. Ne mâchant pas ses mots, Bel Hedi dresse le bilan de cette 32ème édition et… se tourne illico vers l’avenir. Percutant, pragmatique et, par-dessus tout, édifiant. Entretien.
Propos recueillis par Slim BEN YOUSSEF
Le Temps news : Une semaine après la fin des JCC, l’heure du bilan a sonné… Comment évaluez-vous, globalement, cette 32ème édition ?
Habib Bel Hedi : Ecoutez, c’est la qualité des films, d’une part, et celle du public, d’autre part, qui aura sauvé, à vrai dire, la mise. Première édition post-Covid, cette session a été marquée, soit dit en passant, par un « retour à la normale », c’est-à-dire à la compétition officielle et aux différentes sections du festival, après une édition-parenthèse, présentée, l’année dernière, comme « rétrospective ».
Je salue les efforts consentis, mais, en réalité, ni l’administration, ni l’actuelle direction des JCC, ne pourraient se targuer d’avoir laissé, durant ce mandat (les deux éditions 2020 et 2021, NDLR), la moindre empreinte positive sur ce festival prestigieux qui a perdu, malheureusement, une grande partie de sa splendeur, de son essence et de son identité.
Globalement, je dirais que la qualité des films, les rencontres entre public et professionnels du cinéma et l’engouement général qui entoure le festival, l’emportent finalement sur les faiblesses, lacunes et autres imperfections, qui sont nombreuses –il faut l’avouer !- tant au niveau de la forme qu’au niveau du contenu. Ces faiblesses gagneraient, bien sûr, à être pointées du doigt, mais il y a également des acquis sur quoi on pourrait toujours bâtir. Alors soyons lucides afin que le festival puisse, dès la prochaine édition, retrouver son éclat.
Sinon, je me dois, surtout, de féliciter cette jeune génération de réalisateurs, producteurs et techniciens tunisiens, africains et arabes pour la qualité des films présentés lors de cette 32ème édition, en compétition mais aussi en hors-compétition. Je tire mon chapeau, par-dessus tout, au merveilleux public des JCC ; un public toujours aussi exigeant, cinéphile et passionné, qui reste indubitablement l’unique grand acquis pour ce festival et ce, depuis son âge d’or et ses années de gloire…
Le Temps news : Et si on citait un point fort et un point faible de cette 32ème édition.
Habib Bel Hedi : Il y a des points positifs qui méritent évidemment d’être mentionnés. Je ne citerais rien qu’à titre d’exemple le système de billetterie en ligne qui, à cette nouvelle ère du numérique, reste incontestablement le plus grand acquis du festival lors de ces dernières années, et ce, malgré quelques problèmes techniques rencontrés durant les premiers jours de cette 32ème édition. Ce système, via la plateforme Teskerti, permet aux spectateurs.trices de réserver leurs tickets et contribue à réduire les longues et épuisantes files d’attentes devant les guichets. Mais il faut reconnaitre, en même temps, que ces mêmes files d’attente font aussi le charme du festival. (Rires)
Concernant les faiblesses, elles sont nombreuses. Néanmoins, je me contenterais de crever l’abcès pour ce qui est de la gestion des salles au centre-ville de Tunis, notamment aux alentours de l’Avenue Habib Bourguiba, cœur battant des JCC. D’autant plus que le festival a été marqué, cette année, par la réduction de 50% de la capacité des salles, entrainant une baisse notable de l’affluence du public, l’un des traditionnels points forts des JCC.
Concrètement, le nombre de projections par journée a été ostensiblement réduit cette année. Ils ont programmé, par exemple une seule projection par jour dans des salles historiques, et parfaitement équipées, telles que Le Rio, Le Parnasse et Le Mondial. Seulement deux projections ont été programmées par journée dans la grande salle du Colisée. C’est scandaleux, surtout quand on voit qu’ils persistent, d’un autre côté, à jeter l’argent par les fenêtres et à organiser le « drive in », malgré le fiasco des années précédentes ; un dispositif très onéreux et qui n’ajoute aucun apport au festival.
Le Temps news : Que pensez-vous de la programmation ?
Habib Bel Hedi : De manière générale, il faut partir d’une « idée », d’un « idéal » que l’on ait du cinéma, d’une vision bien déterminée que l’on ait du festival, pour élaborer une programmation des JCC, et non pas l’inverse. Malheureusement, les organisateurs ne font que se démener et essayer de plaquer, de manière superficielle, les « idéaux » du festival sur une programmation, préétablie, improvisée et n’ayant ni queue ni tête.
Une chose est sûre : la programmation des JCC échappe, depuis plusieurs années, au contrôle effectif de la direction générale et de la direction artistique du festival. Les choix artistiques et éditoriaux du festival n’émanent plus d’une vision ou d’un projet bien déterminé présenté par le directeur et le directeur artistique. Ils sont de plus en plus dictés par « la loi du marché ». Cela est sans compter les nouvelles « lobbys de la culture » qui se ruent comme des rapaces, non seulement, sur les JCC mais sur tous les festivals et toutes les manifestations culturelles. Ils n’y voient que gains financiers et profit : Par ici la bonne soupe !
Par ailleurs, les JCC ne représentent plus un écran alternatif, un espace d’interrogation et de débats. Le festival est devenu seulement une vitrine où l’on expose des films. Et… cette édition ne déroge pas à la règle : le directeur n’a présenté aucun projet. Franchement dit, il n’a fait que servir ses propres intérêts…
Le Temps news : Beaucoup pensent que le directeur du festival, Ridha Behi a été le grand « présent-absent » de cette 32ème édition. Quel est votre avis ?
Habib Bel Hedi : Malheureusement, comme je viens de le dire, le directeur des JCC n’a fait que servir ses propres intérêts. Il n’échappe à personne, par exemple, qu’il avait placé deux de ses proches dans les jurys du festival. Comble du copinage, son propre associé dans une boite de production étrangère basée en France, est le président du jury des fictions alors que l’épouse de son fils fait partie d’un autre jury.
Je pourrai le dire sans ambages : le plus gros problème des JCC durant ces dernières années, c’est cette manie de repartir à chaque fois à zéro –ou disons presque. Avant moi le désert, après-moi le déluge, chaque nouvelle direction du festival fait table rase sur les éditions précédentes et repart à chaque fois à zéro. Pire, on a même l’impression que chaque nouvelle direction se contente, à chaque passage, de garnir son propre carnet d’adresses, sans ajouter aucun apport au festival.
Je le répète : le directeur du festival n’a présenté aucun projet. Un directeur « présent-absent » avez-vous dit ? Eh bien, on ne l’a même jamais vu sortir de la Cité de la culture et de l’hôtel Africa.
Le Temps news : D’après certains, le ministère des Affaires culturelles se dirigerait vers le lancement d’un appel à candidature, basé sur un projet et un contrat d’objectifs, en vue d’engager le futur tandem directeur général / artistique des JCC. Qu’en pensez-vous ?
Habib Bel Hedi : (Rires) Le ministère des Affaires culturelles avait lancé, en juin 2020, un appel à candidature pour engager un nouveau directeur pour le Théâtre national tunisien. Une année et demie plus tard, le Théâtre national n’a toujours pas de directeur ! Il y a loin de la coupe aux lèvres. Avec l’Administration qu’on a sous nos cieux, je peux gager qu’une telle pratique, pourtant ancrée dans les pays développés, ne marchera jamais en Tunisie. Autrement, c’est le miroir aux alouettes. Sur le papier, l’idée est formidable. En pratique… à bon entendeur salut !
Le Temps news : Quel est, d’après vous, le « profil idéal » du prochain directeur des JCC ?
Habib Bel Hedi : Le prochain directeur des JCC doit impérativement relever la qualité et redonner ses lettres de noblesse au festival. Il fut un temps où les films faisaient leurs premières mondiales, ou du moins africaines et arabes aux JCC. Voilà le hic : le festival a perdu beaucoup de son éclat et de son pouvoir d’attraction. D’autre part, la politique éditoriale du festival, panarabe et panafricaine, cinéphile et engagée, s’est estompée, au fil des années, pour laisser la place à une « machine » qui valorise de plus en plus un cinéma de divertissement grand-public.
Le prochain directeur devrait être, surtout, un personnage fédérateur. Quelqu’un qui sait trouver la juste synergie entre les différentes parties prenantes, et ce afin de donner beaucoup plus d’espace aux débats autour des films, aux rencontres, aux échanges entres cinéphiles, réalisateurs, professionnels du cinéma et le public du festival. La critique cinématographique et les réflexions approfondies sur les problématiques actuelles, c’est ce qui manque le plus aux JCC. En deux mots, nous voulons des JCC ancrées davantage dans la Société civile.
Le Temps news : Que pensez-vous de la nouvelle ministre des Affaires culturelles, Hayet Guettat Guermazi
Habib Bel Hedi : Tout en souhaitant bonne chance et du succès à la nouvelle ministre, je dois dire, très franchement, qu’elle n’a annoncé, jusque-là, aucun projet, aucune vision, aucune stratégie pour son département. On ne connait parfaitement rien de ce qu’elle compte réellement entreprendre en vue d’améliorer tout un secteur, aujourd’hui très malade, qui manque terriblement de moyens, notamment financiers.
Aussi, faut-il rappeler que le secteur des Arts et de la Culture, toutes disciplines confondues, vient d’endurer une crise, pour le moins que l’on puisse dire insoutenable. Reste à savoir quel projet porte cette nouvelle ministre, ne serait-ce que pour atténuer les séquelles de la pandémie qui viennent aggraver davantage une situation générale, déjà catastrophique depuis plusieurs décennies.