Dans les rangs des magistrats, la résistance s’organise contre le projet de réforme de la magistrature par la voie de décrets présidentiels dans le cadre de l’état de l’exception instauré depuis le 25 juillet. Réunis hier à Tunis à l’occasion d’une conférence organisée par le Centre Al-Kawakibi pour la transition démocratique sur le thème « Le conseil supérieur de la magistrature : le timing, les opportunités et les mécanismes de la réforme », les représentants de divers syndicats des magistrats et de du conseil supérieur de la magistrature (CSM) se sont unanimement opposés à une réforme hâtive et venue d’en haut du corps de la magistrature sous un régime d’exception.
« Le 26 juillet dernier, le président de la République nous a informé que l’activation de l’article 80 de la Constitution était motivée par un péril imminent représenté par les interminables luttes de pouvoir au sein de l’Assemblée des représentants du peuple et la situation sanitaire catastrophique liée à la pandémie du Covid-19. Mais je crois que le Conseil supérieur de la magistrature constitue un péril imminent, qui pourrait justifier sa dissolution », a déclaré le président du CSM, Youssef Bouzakher, en référence aux informations selon lesquels le président Kaïs s’apprêterait à promulguer un décret portant dissolution de cette « institution constitutionnelle garante du bon fonctionnement de la justice et de son indépendance ».
De son côté, Aïda Chebbi, vice-présidente du conseil de l’ordre judiciaire, un organe disciplinaire relevant du CSM, a mis en garde contre toute forme d’ingérence dans le pouvoir judiciaire par le biais des décrets présidentiels exprimant son attachement aux dispositions de la Constitution relatifs au pouvoir judiciaire. Elle a également souligné l’importance du rôle joué par le pouvoir judiciaire dans la lutte contre la corruption, tout en dénonçant les pressions exercées par le pouvoir exécutif sur les juges.
Alors que le locataire de Carthage presse régulièrement depuis le 25 juillet les magistrats de prononcer la révocation des listes électorales du mouvement Ennahda, du parti Qalb Tounes et de l’association «Ich Tounsi » au motif de leur «financement étranger » établi par la Cour des comptes, ce qui lui permettrait de dissoudre le Parlement sans coup férir, le président de la Cour des comptes et président du conseil de l’ordre financier, Néjib Ktari, a indiqué que la justice a besoin de délais assez longs pour rendre son verdict final sur les infractions électorales. « Les procédures prévues par l’article 92 du Code électoral prennent beaucoup de temps. Les infractions électorales devraient être examinées en première instance et à la suite d’un pourvoi en cassation. Le législateur est donc appelé à amender l’article 92 du Code électoral afin que les jugements soient prononcés dans des délais raisonnables », a-t-il expliqué.
Appel à la mobilisation
Néjib Ktari a d’autre part souligné la nécessité de préserver l’indépendance administrative et financière de la Cour des comptes pour ne pas porter atteinte à l’image de la Tunisie à l’étranger.
La présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), Raoudha Karafi, a fustigé la menace de la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature brandie par Kaïs Saïed, estimant qu’elle constitue un indice très révélateur sur l’intention du président d’instaurer un régime autocratique.
« Le pouvoir judiciaire est le seul garant de la l’équilibre des pouvoirs, notamment dans le cadre d’un état d’exception qui permet au président accapare tous les pouvoirs », a-t-elle martelé. Et de renchérir : « Nous ne sommes pas loin de l’autocratie vu que le président considère la magistrature comme une fonction au sein de l’Etat et non comme un pouvoir à part entière. Deux scénarios sont désormais possibles : Défendre les acquis de la magistrature ou aller vers l’inconnu ».
Le président d’honneur de l’Union des magistrats administratifs (UMA), Ahmed Soueb, a indiqué que le Conseil supérieur de la magistrature constitue un « acquis intouchable et irrévocable » en dépit des critiques qu’on pourrait lui adresser. « Ce conseil est le fruit de plusieurs décennies de militantisme qui ont débuté au milieu des années 80 quand des jeunes magistrats ont débrayé pour réclamer l’indépendance de la magistrature, ce qui leur a valu la révocation, avant que le Tribunal administratif ne les réintègre. Plusieurs magistrats attachés à l’indépendance ont été également révoqués par le régime de Ben Ali à l’instar de Taher Bousaffar, Rachid Sabbagh et Mokhtar Yahyaoui », a-t-il argumenté.
Selon lui, «la position de Kaïs Saïed est tout à fait normal vu que cet ancien universitaire sans étiquette n’a jamais milité pour la démocratie ou l’indépendance de la justice », réitérant l’opposition des magistrats à « une réforme de la justice par le haut dans le cadre d’un état d’exception qui constitue aux yeux même des juristes soutenant le président de la République une dictature temporaire ».
Walid KHEFIFI