Par Halima Ouanada
La Table de Jugurtha, cette roche majestueuse défiant le ciel qui aurait pu faire la joie des habitants de Kalaat Senan, ceux du Gouvernorat du Kef et de la Tunisie, est malheureusement un patrimoine délaissé et non considéré à sa juste valeur. Ailleurs, dans des pays qui respectent leur histoire, une pierre perdue au fin fond de nulle part qui aurait fait trébucher un artiste lambda serait devenue un lieu de pèlerinage autour duquel on aurait créé tout un mythe avec une structure, un circuit touristique, une infrastructure, une animation, un hôtel ou deux pour accueillir les visiteurs venus de tout bord, des restaurants, une ou plusieurs boutiques pour vendre chaque année des milliers de livres, guides et autres objets, à l’effigie de la pierre et de l’artiste, qui attireraient sur toute l’année des foules de visiteurs venus du monde entier pour les contempler et prendre des photos et faire des stories avec.
En Tunisie, en revanche, toute une région qui respire le patrimoine matériel et immatériel, témoignant du passage de différentes civilisations, regorgeant de potentiel culturel et écologique, capable d’être un véritable catalyseur économique pour la région et pour le pays, est laissée à l’abandon.
Ce rocher époustouflant s’élevant à 1271 mètres d’altitude, situé à tout juste 230 km de la capitale et à 6 km de la frontière algérienne et qui porte de surcroit le nom du célèbre guerrier numide Jugurtha, petit-fils du fameux roi Massinissa, dont le tombeau se trouve à Cirta, actuelle Constantine en Algérie, aurait pu à lui seul apporter une richesse inouïe à la région et être un haut lieu de partage et d’échange, par exemple entre Tunisiens et Algériens, pour commencer. Or, rien de cela n’est fait ni même programmé par le ministère de la culture qui ne semble pas faire grand cas de ce site. Ailleurs on aurait carrément mis en place un téléférique pour faciliter à tout le monde l’accès à ce plateau naturel de plus de 80 hectares qui aurait abrité plus de 40000 habitants qui ont gravé à même la roche l’histoire de leur résistance aux intempéries et à l’ennemi.
Fortification naturelle, la falaise, ne peut être abordée, en effet, que par un chemin étroit taillé dans une faille où les traces des sabots d’animaux y sont encore visibles. Au sommet, s’y nichent des greniers avec d’ingénieux systèmes d’éclairage et d’aération naturels, des restes d’habitations et des bassins creusés dans la roche pour retenir l’eau de pluie et assurer ainsi le ravitaillement en eau pour habitants et bétails et qui servent encore aujourd’hui aux bergers du village. Tout semble préparé intelligemment pour vivre en autarcie et en sécurité. La vue est à couper le souffle, l’air est pur et frais et le silence est assourdissant qui en dit long sur la grandeur du lieu et des anciens habitants. Mais, paradoxalement, la misère des habitants actuels est encore plus grande dont les enfants sont presque coupés du monde.
Pour rappel, les sites et monuments de cette envergure ne manquent vraiment pas à la région du Kef. A commencer par le Musée des Arts et traditions, la Kasbah, la basilique, Sidi Bou Makhlouf, la synagogue d’El Ghriba ( la 2ème après celle de la Ghriba à Djerba), L’Église Saint-Pierre, Dar El Kahia, Ras El Ain, Les Dolmens d’Elles, Zafour, Lorbeus, Althiburos, Medeina en plus bien évidemment de l’immense Table de Jugurtha. A cela s’ajoutent les vastes Forets riches en faune et flore, les Barrages, les Sources en eaux minérales et thermales (hammam Mallégue, et hammam Bezzaz), les importants Gisements en substances utile (gisements miniers à Djerissa), les grottes, notamment celle de Sidi Mansour (Kef-Ouest), les fossiles de requins à Sra Ouertaine, sans oublier la célèbre et succulente gastronomie qui a la particularité d’avoir préservé l’authenticité de ses origines numides.
Les potentiels touristiques sont donc nombreux, divers et variés (religieux, naturel, géologique, thermal) et qui ne demandent qu’à être intégrés dans une stratégie de développement et de promotion claire, réelle et efficace de la région. Une stratégie capable de permettre aux habitants de goûter à la vie sans être exploités ni manipulés et aux petits enfants d’aspirer à un avenir meilleur.
Pour ce faire, des conditions s’avèrent indispensables telles que la collaboration étroite entre les pouvoirs publics, les acteurs locaux et les professionnels régionaux pour une mobilisation soutenue en vue de la préservation et la conservation de ce riche patrimoine tout en impliquant la société civile, les associations, les coopératives et les entreprises locales aux principes de développement durable et au marketing de l’image touristique du Kef. Par ailleurs, une stratégie de marketing et de promotion s’impose appuyée par une amélioration de la qualité de la diversification de l’offre touristique se basant sur un développement de l’infrastructure touristique et une formation continue du personnel. Certes, on a annoncé, depuis 2017, après les démarches d’inscription du site sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, le projet d’ouverture d’un musée consacré au site dans l’enceinte de l’ancien palais présidentiel de Bourguiba, toutefois ce projet qui n’a toujours pas vu le jour reste dérisoire et en deçà de ce qui est espéré pour les énormes potentiels réels de la région.