Depuis plus de dix ans, et malgré tous les changements successifs au niveau de la classe dirigeante et des équipes gouvernantes, on continue de réveiller certains fantômes « politiques » du nom d’Etat profond, d’appareil secret, de boîte noire et de dirigeants occultes. Au point de croire que la Tunisie post-révolutionnaire est devenue plus superstitieuse que jamais. Chaque nouveau Président ou Gouvernement explique les difficultés qu’il rencontre par un blocage quelconque ourdi par ses adversaires au sein de « l’Etat profond », une forme de pouvoir décisionnel parallèle qui dirige à distance les institutions clés d’un pays. Il y a quelques jours seulement, sur un plateau d’Ettassiâa », le jeune thuriféraire du 25 juillet, Riadh Jerad expliquait les retards dans le paiement des salaires et la spéculation dans certaines denrées de base par un complot de « l’Etat profond ».
Du temps de la Troïka, tous les maux du pouvoir était rejetés sur le dos des « forces antirévolutionnaires, composées essentiellement par les « Azlem » (caciques ») du régime déchu ! Ennahdha accusait et accuse encore tous ses détracteurs de faire partie de ces « sorciers du pouvoir invisible ». On a même cité des noms comme celui de Kamel Ltaïef, ou celui de Chafiq Jarraya. Aujourd’hui encore, on y revient. Même les dirigeants des partis de la Gauche invoquent cette excuse pour justifier leurs échecs à répétition. Pour le commun des citoyens qui entend les hommes politiques tunisiens parler couramment des « républiques de l’ombre », il s’agit de mystères démoniaques auxquels il n’a strictement pas droit et dont les clés sont détenues par des élus et des experts analystes. La Tunisie serait ainsi comme peuplée de fantômes, de « génies » invisibles à l’œil nu du pauvre citoyen qui n’a pas le pouvoir ni les moyens de distinguer ces mauvais esprits autour de lui.
Hommes d’affaires…politiques
En tout cas, seuls deux ou trois noms ont été évoqués, et personne n’a pu ni hier ni aujourd’hui, établir de liste claire, exhaustive et définitive des « spectres » qui dirigent l’Etat tunisien depuis leur cachette. Certes, entre 2011 et 2014, les autorités tunisiennes s’en étaient prises à Kamel Eltaief, mais l’affaire a fini par être classée. En 2016, ce fut au tour de Chafiq Jarraya d’être poursuivi pour des affaires de corruption. Mais l’homme d’affaires est innocenté dans la plupart des dossiers. Le plus curieux, c’est que les deux hommes d’affaires objets des poursuites s’accusent mutuellement d’être derrière les ennuis judiciaires qui les visent respectivement. Les médias indiscrets révèlent par ailleurs que de nombreux subalternes politiques, très versatiles du reste, ont alternativement été les proches d’Eltaïef et de Jarraya. Certains journalistes et autres chroniqueurs ou animateurs de la télé n’ont paraît-il pas échappé au système des lobbyings. Samir El Wafi en sait quelque chose, lui qu’on a souvent pointé du doigt pour ses rapports très (trop?) rapprochés avec de puissants hommes d’affaires tunisiens.
Les passe-murailles
Il y aurait donc un lobbying politique que les dirigeants tunisiens connaissent mais contre lequel ils seraient insuffisamment armés. La Justice non plus n’y peut manifestement rien ou pas grand-chose. Des campagnes sporadiques ont été lancées contre les « symboles » des différents « Gouvernements de l’ombre », mais elles se sont soldées presque toutes par un échec cuisant. Comment arrêter et mettre en prison un « fantôme » ? Il finira toujours par s’échapper puisque c’est un fantôme qu’aucun mur n’arrête. Dans « Le Passe-muraille », conte de Marcel Aymé, le héros tourne en dérision tout l’appareil policier et judiciaire grâce à sa capacité surnaturelle de traverser les murs. Nous y sommes actuellement en Tunisie. Et à propos d’appareil, il y a lieu de parler de l’appareil secret d’Ennahdha (el jihaz esserri). Cela fait plusieurs années qu’on le désigne comme « police et justice parallèle ». Il a été question d’une « chambre noire » au Ministère de l’Intérieur. Les avocats chargés de l’affaire de Chokri Belaïd disent détenir des preuves sur l’existence de « l’appareil secret d’Ennahdha ». Pourtant, aucun « appareil » n’a été finalement et officiellement dévoilé au grand public.
Le feuilleton…à suivre !
Le secret des « fantômes » est, semble-t-il, encore bien gardé en 2022. C’est sans doute la preuve que les fantômes sont insaisissables, à fortiori quand il s’agit de fantômes politiques. Dans ce domaine bien précis, il faut savoir être occulte quand c’est nécessaire. Savoir et pouvoir s’éclipser, s’évanouir dans la nature, se volatiliser, et surtout savoir et pouvoir rester « introuvable » ! C’est comme à propos du justicier « Zorro » qui excelle dans la gestion de ses apparitions et de ses disparitions. Fantômas, le héros inventé par Pierre Sylvestre et Marcel Allain, (interprété au cinéma par l’acteur français Jean Marais), brille lui aussi par les tours qu’il joue au commissaire Juve (Louis de Funès). En fait, les tours qu’on joue actuellement en Tunisie ont pour seule victime le citoyen simple qui continue d’espérer qu’un jour, il connaîtra le dénouement (heureux ou malheureux) des « Fantômes du pouvoir invisible » ! Un vrai feuilleton qu’il suit depuis des années, mais qui –comme les séries mexicaines- est interminable. Notre feuilleton tunisien risque lui aussi de se poursuivre indéfiniment. Suspense haletant !!!
Badreddine BEN HENDA