Le poids des mots. Si Paris parle de « guerre », Berlin de « violation éclatante du droit international », Londres condamne les « événements horribles », Pékin a fait entendre une tout autre musique jeudi, premier jour de guerre en Ukraine. La Chine a exhorté toutes les parties à la « retenue » après l’intervention militaire russe, se refusant à décrire l’attaque comme une « invasion » du pays d’Europe orientale. Ajoutant jeudi midi qu’elle comprenait « les préoccupations raisonnables de la Russie en matière de sécurité », par la voix du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi.
La Chine est sur une ligne de crête diplomatique sur le dossier ukrainien. Elle ne souhaite pas s’opposer frontalement à la Russie, pays ami avec lequel elle partage certaines vues, comme une opposition à un élargissement de l’Otan. Mais Pékin ne souhaite pas non plus apparaître comme soutenant une invasion de l’Ukraine. Pourtant, la Chine joue une partition essentielle sur le plan géopolitique comme économique…
Un partenariat renforcé entre Pékin et Moscou
Est-ce que l’intervention russe peut mettre dans l’embarras son imposant partenaire ? Peu de risque, pour les deux spécialistes de la Chine que 20 Minutes a pu contacter. « L’invasion russe de l’Ukraine ne posera aucun problème direct à Pékin, même si la Chine détient des terres agricoles dans ce pays et a noué un partenariat commercial avec l’Ukraine », avance Emmanuel Véron, géographe, spécialiste de la Chine à l’Institut national en langues et civilisations orientales (Inalco).
« La Chine ne va pas s’opposer à la Russie, renchérit Alice Ekman, analyste spécialiste de la Chine. Et ne jouera probablement pas non plus le rôle de médiateur. Le rapprochement sino-russe est continu depuis 2014 et les premières sanctions économiques après l’annexion de la Crimée. On reste dans un contexte de tensions sino-américaines très fortes. La Chine considère la Russie comme un partenaire de premier plan et les Etats-Unis comme des rivaux, telle est la réalité des rapports de force actuels. Russie comme Chine considèrent tous deux l’alliance occidentale comme le premier fauteur de troubles. »
Si l’Otan envoie des troupes en Ukraine, si l’Occident décide de sanctions économiques drastiques, le front anti-occidental Pékin-Moscou risque donc de se renforcer. « La Chine et la Russie ont ces dernières années renforcé leur coopération énergétique, mais aussi militaire, spatiale et technologique, liste Alice Ekman, analyse spécialiste de la Chine. Globalement, la Russie n’est pas isolée économiquement, notamment parce que la Chine est là. »
Un risque de guerre mondiale ?
Si la Chine ne semble pas vouloir tacler son partenaire, peut-elle aller jusqu’à le soutenir militairement ? « Pour l’instant on n’en est pas là, rassure Emmanuel Véron. L’Ukraine n’est pas aux portes de la Chine. Elle n’enverra aucune troupe. »
« Je ne vois pas la Chine s’investir massivement dans cette guerre, confirme Alice Ekman. L’Ukraine ne fait pas partie des priorités alors que Pékin a les yeux tournés vers la gestion du Covid-19 sur son territoire, Hong-Kong, le prochain congrès du Parti communiste chinois à l’automne [qui devrait voir la réélection de Xi Jinping à la tête du parti et de l’État pour cinq ans de plus]. Je pense que la Chine va rester sur cette ligne de soutien diplomatique prudent à la Russie. »
Un test pour la Chine qui regarde du côté de Taiwan ?
En revanche, cette guerre sera intéressante à observer pour la Chine… « Cette invasion dévoile un échec de la diplomatie, constate Emmanuel Véron. Aujourd’hui, les multilatéralismes sont inopérants. Quand il y a un dossier chaud, quel que soit le sujet, on a de grandes difficultés à mettre tout le monde autour d’une table, c’est la parole du plus fort qui prime. Or, Vladimir Poutine et Xi Jinping sont devenus des maîtres du coup d’éclat. »
L’invasion de l’Ukraine pourrait même servir de test pour la Chine, qui n’a jamais renoncé à récupérer Taiwan, île devenue indépendante en 1949. Pékin pourrait profiter de la crise ukrainienne pour tenter un geste « provocateur » en Asie, a déclaré la semaine dernière le général Kenneth Wilsbach, commandant des forces aériennes des Etats-Unis dans le Pacifique. « Pékin observe patiemment les tactiques et les réactions de l’Otan, des Etats-Unis, poursuit le géographe. Si l’Occident n’arrive pas à se coordonner pour limiter l’action de Poutine en Europe, ça peut donner des idées à Xi Jinping pour Taiwan. On peut avoir dans les prochaines années une action violente de la part de Pékin, parce que l’Occident sera incapable de répondre. »
D’ailleurs, lors de leur déclaration commune le 4 février, les deux dirigeants de régimes autoritaires ont affirmé leur « opposition à un futur élargissement de l’Otan ». Et la Russie a réaffirmé « son soutien au principe d’une seule Chine, en reconnaissant que Taïwan est une partie inaliénable du territoire chinois et en s’opposant à toute forme d’indépendance de Taïwan », rappelle cet article d’un magazine publié à Hong Kong, repris par Le Courrier International. La pression monte donc, pour la petite île voisine du géant chinois. La présidente taiwanaise, Tsai Ing-Wen, a d’ailleurs vivement réagi à l’invasion russe en Ukraine. Tsai Ing-Wen a condamné la Russie, pays allié de la Chine… et a ordonné à l’armée taïwanaise de renforcer sa propre protection contre Pékin. « Taïwan n’est pas et a toujours été une partie inaliénable de la Chine », a répliqué le ministre des Affaires étrangères chinois.
Nouveau dossier chaud ? Pékin peut également se réjouir car ce conflit sur le sol européen contrecarre les plans de Joe Biden, dont la stratégie était de se concentrer sur l’Asie. « Cette déclaration de guerre pourrait être un atout pour la Chine, car elle ouvre un deuxième front diplomatique pour Washington, analyse Emmanuel Véron. Après la fin du dossier afghan, d’ailleurs la risée sur le retrait américain avait été largement instrumentalisée par la Chine et la Russie, leur sujet stratégique aujourd’hui, c’est la Chine. Pékin a le temps pour lui, au bout du bout, ça l’arrange beaucoup cette intervention russe. »
Et sur le plan économique ?
Mais la guerre, ça n’arrange jamais les affaires. Est-ce que Pékin pourrait regretter qu’un conflit freine ses exportations ? C’est sans doute la raison pour laquelle elle n’affiche pas un soutien franc à Moscou, car les liens commerciaux avec les Occidentaux restent précieux. Mais il y a, pour le moment, peu de risques qu’un conflit ukrainien ne mette en danger ses intérêts. « Les sanctions occidentales vont provoquer une accélération du business avec la Chine, qui n’attend que ça, insiste Emmanuel Véron. Dans le partenariat commercial entre Moscou et Pékin, c’est la Chine qui décide de tout. Derrière les postures martiales de Poutine, elle tire les ficelles : elle a plus de ressources, d’habitants, de réserves financières… »
Il n’aura échappé à personne que Poutine faisait monter la pression ces dernières semaines… Mais il a attaqué l’Ukraine une fois les JO de Pékin clos. « D’ailleurs, en coulisses, probablement que Poutine reçu le 4 février lors des Jeux olympiques, a demandé l’aval du président chinois avant d’envahir l’Ukraine, avance même le géographe. Et la guerre, ça use ! » Une Russie affaiblie par une guerre coûteuse, ce serait aussi un avantage pour la Chine qui lorgne vers la Sibérie…
(D’après 20minutes)