Dans son discours lors du dîner de l’Iftar en hommage aux familles des martyrs et des blessés de la révolution, Kais Saied a tenu des propos martiaux, en présence des états-majors des armées et des sécuritaires, réitérant l’impérieuse nécessité de protéger l’intégrité territoriale de la Tunisie contre toute tentative visant à la transgresser et contre ceux qui « vendent leurs âmes » aux lobbys étrangers. En fait, garant de la souveraineté nationale, il en tire toute la légitimité du 25juillet. Du moins, dans sa vision des choses.
Le même jour, Abir Moussi qui choisit encore de faire cavalier seul, s’attaque de façon frontale au Président, l’accusant d’avoir transgressé les normes de l’article 80 et de l’avoir détourné pour imposer une exclusive concentration des pouvoirs. Dans les deux cas, c’est du déjà-vu. Du déjà- entendu.
Sauf que ces tirs croisés donnent déjà une préfiguration d’une dualité, d’une recomposition du paysage politique en fonction de deux pôles : Saied face à Moussi ?
Paysage politique clairsemé ? Oui et non. Oui, parce que tout est suspendu au métabolisme de Kais Saied. Non, dans la mesure où la nomenclature partisane de la dernière décennie a rendu l’âme. Et ce n’est pas uniquement du fait du 25 juillet. N’oublions pas que le parti le plus puissant du pays (Ennahdha) n’a récolté que près de 400 mille voix aux dernières législatives.
Il est presqu’acquis que le référendum du 25 juillet prendra les connotations d’un plébiscite. A savoir que Kais Saied obtiendra auprès des votants le retour au présidentialisme.
Dans ce cas, quelles allures auront les Législatives ? On parle de « parti virtuel du Président » : deviendra-t-il institutionnel pour les impératifs électoraux ? Car, en face, L’ascension de Abir Moussi et du PDL est fulgurante. Si le Président caracole dans pour la présidentielle, le PDL ferait , du moins sur le papier, une razzia à l’ARP.
Nous allons donc droit vers le jeu des deux pôles. Les chiffres établis par le très crédible Sigma Conseils en partenariat avec notre confrère Al Maghreb sont sans ambages. Si, pour la course à la présidentielle, les normes concurrentielles n’existent toujours pas et que Kais Saied caracole (84, 2%) d’intentions de vote, loin devant Abir Moussi (5,2%) , sachant que Saied a perdu quatre points par rapport au dernier sondage, pour les Législatives le PDL devance le parti virtuel du Président : 33, 1% contre 26, 2% , loin devant Ennahdha (9, 2%).
« Parti virtuel du Président » : l’énigme !
A moins de renversement de situation, Kais Saied restera confortablement installé à Carthage d’ici 2024, c’est-à-dire d’ici la fin du mandat, dont il serait judicieux de rappeler qu’il est renouvelable une seule fois.
Or, le souci majeur du Président tient à deux volets : la révision de la loi électorale (système unimajoritaire à deux tours, ce qui a provoqué une levée de boucliers) et à la nature du régime. Avec ce qu’ils auront enduré avec le parlementarisme clientéliste de l’après révolution, il est sûr les Tunisiens, dans leur majorité, opteront pour le retour au roman des origines (le système présidentiel).
Il reste, néanmoins, à tenir présent à l’esprit que, s’il a été propulsé à Carthage par des coordinations spontanées, par une véritable razzia cybernétique, il faut bien se demander si le Président optera pour un parti réel, pour mieux institutionnaliser ces coordinations qui travaillent pour lui. Cela supposerait aussi qu’il descendrait dans l’arène et qu’il adhèrerait aux règles de l’échiquier politique.
Parce que, s’il est vrai qu’il continuera à préserver les réquisits de la démocratie (même si, pour l’heure il s’en tient aux droits et aux libertés), ignorant du reste toute formes d’injonctions internes et étrangères quant aux institutions, il n’en continue pas moins de foncer vers son projet tenant à la pyramide inversée et à la démocratie populaire, dont beaucoup de théoriciens de la sociologie politique et de droit public, voient une utopie. Sinon, du populisme pur et simple. Les comités du peuple de Kadafi , tout autant que les Soviets suprêmes s’invitent au débat, par ailleurs…
Il en a certes annoncé la couleur avec sa vision du code électoral et avec les entreprises citoyennes (nouvelle forme de collectivisme à la Ben Salah ?). Il déblaie le terrain avec l’institution d’un Conseil supérieur provisoire de la magistrature, avec une ISIE autrement recomposée, mais selon ses règles, cependant qu’il évite parcimonieusement de trop se presser pour le Dialogue national qui, lui aussi, se fera selon ses règles et sans ceux qui ont ruiné et spolié le pays. Le principe est bon. Les règles (exclusives) prêtent à équivoque.
Admettons que le Président bénéficie de l’alignement des planètes dans « son œuvre » de reconstruction de la Tunisie, dans quelle forme institutionnelle affrontera-t-il les échéances électorales qu’il a lui-même fixées ? Déjà, ses propres coordinations lui mettent la pression : « Parti du Président ». Mais ce qui est certain, c’est qu’il restera dans le virtuel. Il ne se prêtera pas au jeu des partis réels.
« L’icône » telle qu’appelée par ses afficionados
En face, donc, il n’y a que Abir Moussi pour tenir la dragée haute à Kais Saied, mais uniquement dans les législatives. Nouveau code électoral ou pas, nouvelle loi orientée et liberticide, parce que charpentée par Ennahdha (comme celle que Béji Caïd Essebsi a refusé de parapher) Abir Moussi est accréditée d’un bon pourcentage pour les Législatives (plus de 33%), mais n’a guère de chances, du moins pour le moment, face à Saied pour la Présidentielle.
Elle change néanmoins de stratégie. Après en avoir fini avec « Les frères » (c’est désormais une sous-batailles pour elle) et après avoir « béni » le 25 juillet, elle se retourne aujourd’hui contre Saied.
Sa page officielle tout autant que ses déclarations dénoncent cette « concentration des pouvoirs aux mains du Président »,
dénonçant par la même les « outrages faits à l’article 80 et à la constitution ». Cheval de bataille ? Repositionnement ? Ce qui est certain, c’est que Abir Moussi s’accomplit dans l’adversité.
Déjà, elle pointe ses armes contre « le parti du Président », ignorant même les autres composantes de l’échiquier politique. Certaine qu’Ennahdha est en pleine confiture et qu’elle n’obtiendra que des miettes (en est-on certain ?), elle devrait néanmoins faire attention au vote-sanction. Parce que l’adhésion à un leader de parti charismatique (un peu trop !) est une chose, tandis que l’adhésion au parti en est une autre.
Et, puis, sur Abir Moussi, il plane l’ombre d’un RCD de triste mémoire, tandis que très peu de Tunisiens croient en la résurgence du Destour de Bourguiba, son fonds de commerce de prédilection.
Le jeu des Législatives est complexe. Parce que des alliances se nouent et se dénouent. Parce que les consignes de vote y sont ambivalentes, et surtout avec le mode de scrutin qu’instituera Saied.
Celui-ci est certain d’avoir l’adhésion du Parti Echhab, mais on voit mal le PDL nouer des alliances avec quelque parti que ce soit dans l’échiquier. L’inverse est vrai.
Parce qu’après le référendum, tout l’échiquier politique sera bouleversé. On verra surgir une autre « race » d’élus du peuple.
Et cela marquera la fin du traditionalisme partisan. Toute une sociologie politique en sera bouleversée.
Raouf Khalsi