Une méthode unique au monde héritée de générations en générations depuis toujours par les pêcheurs de Kerkennah et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Voilà quelques années déjà une chaine Française (TV 5) a réalisé un reportage relatif à cette pratique traditionnelle unique dans son genre. Nous avons été conviés à y assister durant une journée entière par le Raïs Mohamed (Hamadi) Megdiche et nous relaterons ultérieurement les péripéties étonnantes de cette méthode. Mais découvrons en premier lieu ce site paradisiaque peu connu malheureusement par nous autres qu’est l’île de Kerkennah !
Isolement total
L’île de Kerkennah est située au large de la ville de Sfax à quelques 30miles soit l’équivalent d’environs 40Km. Mais contrairement à l’île des rêves « Djerba » visible du continent (Zarzis), on n’arrive pas en percevoir son existence du port de Sfax. Par contre, une fois sur place, la capitale économique du pays est bien perceptible des rives de Kerkennah. Explication : Les hauts buildings érigés à Sfax permettent cette distinction contrairement aux habitations de Kerkennah n’excédant point à tout casser les deux voire trois étages donc impossibles à distinguer du continent. Pour y accéder, un seul et unique moyen, des bacs ( Lood). Une armada de ces transporteurs assure une navette régulière entre les deux rives et portant les noms suivants : Hached, Habib Achour, Kerkennah, Circina, Lood de Tunis, Keranis, etc. La traversée dure en moyenne entre 70′ et 90′ selon la vitesse et la direction du vent. Les réservations se font à l’avance (9,200 dinars majorés de 2d comme commission prélevée par la banque en plus de 1 dinar par tête de pipe ayant pris place à bord de la voiture). Un quota est laissé à ceux qui s’y pointent à l’improviste et sans réservation. Les piétons s’acquittent de 0,600 millimes et ceux portant la Carte d’Identité Nationale mentionnant leur origine Kerkennienne y accèdent gratuitement. Le nombre de résidents fixes en hiver est de l’ordre de 14 mille pouvant atteindre les 200 mille en été avec le retour au bercail des travailleurs à l’étranger.
Un filtrage pas toujours heureux
Un hic dans l’affaire, en été plusieurs élèves, étudiants et mêmes ouvriers convergent vers l’ile à la recherche de travail dans le secteur de la pêche prospérant en cette époque. Le plus souvent ils sont refoulés par les services d’ordre au port de Sfax même car non Kerkenniens de souche. Ceux qui arrivent à passer par les mailles du filet sont rebrouillés par les unités sécuritaires portuaires dans l’île. Motif : Suspicion de « harka » vers la Lampedusa. Injuste du moment qu’à leur physionomie, encore heureux qu’ils disposent de quelques malheureux billets leur permettant de survivre et de tenir le coup le temps d’être embauchés.
Hospitalité légendaire
Tous les îliens sont d’une affabilité et d’une gentillesse légendaires rarement rencontrées ailleurs. Les cafés durant la journée sont vides et on n’y trouve guère cette grande masse de jeunes désœuvrés attablés à jouer aux cartes ou à reluquer béatement les passants. Ils sont pratiquement tous à la mer à travailler dans le secteur névralgique de la pêche pour assurer les frais de la rentrée scolaire et aider de facto leurs parents. Vous pouvez croiser tôt le matin une dame d’un certain âge portant un plateau garni de figues fraichement cueillies de son « jnene » dont elle offre gratuitement une pièce à ceux qui croisent son chemin. Point de criminalité avec les propriétaires ne fermant jamais leur porte quand ils quittent leur demeure. Autre particularité spécifique : Zéro mendiants(es). La fierté à la limite « maladive « ne permet à aucun originaire de l’île une pareille infamante pratique synonyme d’un véritable crime de lèse-majesté.
Une seule mairie
Ramla est le chef-lieu de la municipalité avec une rue principale fort animée et où résident le seul Kiosque à essence, les négoces, les banques, les grandes surfaces, les pâtisseries, les deux uniques pharmacies, etc. D’autres circonscriptions satellites : Kallaline, Sidi Youssef, Kraten, Abbassia, Charki, Ouled Bonale, Ouled Kacem, Ouled Yanig, Mellita, Ataya ( Altaya en Espagnol), Ennajet. Cette dernière porte cette appellation (la délivrance) car Zaïm Habib Bourguiba est parvenu à quitter le territoire déguisé en partance justement de ce village.
Une usine à exporter « Daeche »(crabes) vers le Japon et la Corée
Depuis la révolution, apparition des crabes dévastateurs aux confins de l’île. Une véritable catastrophe pour l’environnement maritime car ils s’attaquent aux filets (Ghzal) qu’ils déchiquètent tout en dévorant toutes les variétés des poissons exception faite des poulpes qu’ils fuient comme de la peste car étant à juste titre leurs pires ennemis, leurs redoutables prédateurs. Coïncidant avec l’émergence de « Daeche », les Kerkenniens nommèrent les crabes alors ainsi. Par la suite et au vu de leur prolifération monstre, on se mit à les ramasser. Une usine vit le jour alors à cet effet pour les conditionner faisant travailler une cinquantaine de jeunes filles. Les composantes des crabes sont traitées chacune à part. La carapace de la femelle porte les œufs qu’on collecte délicatement à part. Même régime pour les pinces et le restant du crabe une fois éviscéré, débarrassé de ses entrailles et correctement nettoyé. En dernier lieu, les pinces, les œufs, la viande sont soigneusement emballés et exportés vers le Japon et la Corée où cette denrée est des plus prisées. Pour la petite histoire, le crabe est appelé » Fakroune » à Kerkennah équivalant de Tortue dans d’autres régions.
La pêche à la « Dammassa »
RDV fixé par Raïs Hamadi à 5h du matin au port. Une expédition de 17 personnes à rallier la grosse chaloupe ( Babour) par le truchement de trois barques. Une fois tout le monde à bord, ces dernières sont tractées par des cordes par la chaloupe. Destination les zones préférentielles où foisonnent le mulet jaune (Milla), le mulet sauteur ( Karchou) le pataclet ( sbarès) et l’orfie (msalla) à quelques deux heures de navigation vers le large. Trois générations participent au safari avec des âges extrêmes variant entre 83ans (son père appelé respectueusement par tout le monde Bouya Abdejelil Megdiche sur la brèche depuis 1952, métier hérité de son père Salah décédé à l’âge de 104 ans sans avoir présenté la moindre pathologie) et 12 ans son fils Salah. Ce dernier, en dépit de son très jeune âge est un authentique Raïs en herbe : il conduit avec dextérité et une rare maestria le canot à moteur, commande avec autorité les élèves plus âgés que lui et surtout, sa collecte en poissons est de loin la plus volumineuse, la plus conséquente. C’est pratiquement une expédition familiale avec tous ses membres liés par des liens de parenté par alliance et /ou descendance. Une grosse tasse de chocolat chaud servie d’emblée à la ronde suivie par une collation générale : des cuvettes où l’on déverse de l’huile d’olive et de la confiture dégustées avec des « Guallite ». Une sorte de petits pains durs vendus spécifiquement aux pêcheurs à raison de 250 millimes la pièce. Le pain traditionnel devenant caoutchouteux en contact avec la brise maritime donc à éviter. Durant ces premières deux heures, un rituel bien huilé d’être mis en place. Le beau-frère du Raïs, Salah vaque à la préparation de la bouffe en quantité faramineuse pour sustenter toute cette armada. C’est son seul rôle et il ne quitte point la chaloupe à l’instar des autres pour participer à la pêche. Pareil pour le patriarche Bouya Abdeljelil restant à bord pour recevoir les cageots « Tiors pluriel de Tara » débordants de poissons et les stocker dans de vastes caisses remplies de glace pilée. Chemin faisant les verres de thé très fort à être distribués aux membres de l’expédition. Une chaloupe de 12 mètres achetée en 2007 à 50 mille dinars et qui en vaut pour l’heure 170 millions. Deux quinzaines lui sont nécessaires pour l’entretien en hiver et en été à raison de mille dinars par rafistolage.
Un équipement insolite
Passe pour les chapeaux en paille à l’ancienne ( Mdhalla ) aux larges rebords portés par tous les marins, nous avons été interloqués par la tenue vestimentaire ne cadrant point avec la saison estivale, caniculaire de tous les pêcheurs : Corps luisants induits à l’huile végétale teeshirts à manches longues vêtus à l’envers et gants couvrant tous les membres supérieurs, chaussettes atteignant les genoux et …pantalons portés à l’envers également insérés sous les longues chaussettes, espadrilles. Explications : L’huile prévient l’irritation de la peau. Les manches longues, les chaussettes, les pantalons et les espadrilles protègent des piqures des algues ( Tirch). Le but de porter les vêtements à l’envers étant d’éviter à la peau l’irritation par les coutures internes des vêtements.
Une logistique bien huilée
Vers 7h du matin et après avoir parcouru quelques 6 miles équivalant à 10 Km, arrêt de la chaloupe et tout le monde de se répartir selon un plan bien codifié à l’avance dans les trois embarcations dont deux à moteur et une munie de rames. Arrêt dicté par la profondeur de l’eau n’autorisant plus la chaloupe à s’y hasarder. En effet à quelques 10 Km au large, la hauteur de l’eau est de l’ordre de 80 cm arrivant à peine à la taille ! Les trois embarcations légères s’avancent à la queue leu leu dans un silence complet, à la limite religieux. Seul Raïs Hamadi est debout tel un sphynx scrutant les horizons, sondant les profondeurs pleines d’algues, parlant in- petto aux remous imperceptibles des vagues, bref en parfaite communion avec les bancs de poissons invisibles par les profanes. Soudain, le signal tant attendu : Stop ! Ne disposant ni de GPS, ni de sondeur, ni du moindre moyen technologique de pointe, son flair, son expérience, son sixième sens de Raïs chevronné lui ont fait déceler l’emplacement d’une « Cala ou Dar », entendre le piège à tendre aux poissons.
Quatre types de fonds
Le jargon des marins est bien particulier et en parfaits novices voire ignares que nous étions, nous avions dû poser moult interrogations pour saisir la signification de leur langage. Quatre types de fonds classés selon leur profondeur et la nature du sol. « Hay »(vivant) pouvant aller des 20 mètres aux 300 mètres voire plus. » RAMMAH »(!) avec une moyenne oscillant entre 3 et dix mètres. « Ksir ou Dh-har » presque 80 cm, lieu de prédilection de la mise en mer de la « Dammassa ». » Souekh » désigne le fonds très peu profond (50cm) mais constitué par une vase où l’on s’enfonce pratiquement jusqu’aux genoux voire davantage. La marche y est très astreignante et elle est conseillée aux joueurs en préparation durant l’intersaison pour développer leurs quadriceps…
Un piège d’un Km de diamètre
Un cercle très large d’un Km de diamètre d’être mis en place : une première barque déverse un filet (Ghzal) à la verticale retenu par à la surface par des flotteurs. Suivie juste après par la seconde embarcation jetant en parallèle mais vers l’extérieur la fameuse « DAMMASSA ». Il s’agit de tiges de bambou ( Ksab) longs de trois mètres espacés d’un mètre l’une de l’autre et reliées par des filets horizontalement. Ces derniers formés par des petites poches. En un rien de temps, la « Dammassa » est formée avec le cercle hermétiquement fermée avec les deux bouts reliés. Chemin faisant, tous les pêcheurs de battre l’eau avec de gros bâtons de deux mètres de long pour contraindre les poissons à affluer vers le centre du cercle. Même système de tapage pratiqué par les chasseurs des sangliers pour les obliger à converger vers les tireurs en embuscade. Commence alors l’opération rétrécissement du diamètre initial avec les barques réduisant graduellement les distances. Les poissons ne pouvant quitter le piège se heurtant au premier filet tendu verticalement commencent à sauter en l’air pour fuir le bruit assourdissant des coups de bâton. Ce faisant, ils échouent inéluctablement dans la « Damassa » ou les poches du filet tendu à l’horizontale par les tiges de Bambou. Il ne reste plus aux pêcheurs munis chacun d’une besace ou un sac en filet également en bandoulière qu’à les ramasser comme à la parade. Une fois le sac rempli, son contenu est déversé dans la troisième embarcation tractée à la main par Raïs Hamadi marchant lentement à l’intérieur du piège histoire de ne rater aucune prise. Une fois la » Cala ou Dar » complètement vidée (kholsit), cap sur une autre zone poissonneuse à choisir toujours selon le flair du Raïs. En même temps, les poissons recueillis sont soigneusement répartis dans les cageots » Tiors » et recouverts de glace pilée. Vers dix heures du matin, Raïs Hamadi se dirige vers la chaloupe pour vider les (Tiors) et amener la bouffe : Plusieurs récipients de pâtes préparées au poisson (Raie ou Hmam).
Une moyenne de 6 à 8″ Dar « par sortie d’une journée
Selon l’abondance de la » récolte » une moyenne de 6 à 8 pièges (Cala ou Dar) à tendre par sortie. Satisfait du nombre de « Tiors » remplis, le Raïs donne le signal de repli vers la chaloupe. A bord, toute la récolte est placée dans les caisses frigorifiques et couverte de glace pilée. Brin de toilette général avec les pêcheurs se débarrassant de leur accoutrement humide et port de vêtements secs dans l’attente du déjeuner. En vingt minutes montre en main, Salah assisté par deux collègues prépara une succulente sauce (Marka)aux poissons fraichement pêchés (milla, Choucha,Kerchou, Pataclet). En parallèle des mulets sauteurs et jaunes sont évidés et mis sur le grill tels quels par le patriarche Bouya Abdeljelil mais sans le moindre assaisonnement. L’assaisonnement faisant perdre aux poissons leur saveur. D’autres marins se chargent de « fractionner » les » Gallites » en s’aidant de couteaux au vu de leur dureté. Une fois les récipients pleins de petits morceaux de « Gallite » le cuisinier Salah s’amène avec la grosse marmite débordant de sauce(marka) et imbibe les petites pièces de pain comme on le fait avec les bols de pois chiches ou » Lablabi » en ville. Les poissons cuits étant servis à part. Le repas terminé, certains s’allongent à la recherche d’un repos salvateur à leur organisme durement sollicité. Le cuisinier, le patriarche Bouya Abdeljelil et deux autres marins d’entamer une partie de dominos avec cette particularité unanimement connue par le tout Kerkennah : Qu’il soit perdant ou gagnant, une fois à terre, le cuisinier Salah de claironner à qui veut bien l’entendre à la ronde qu’il avait battu tous ses adversaires et remporté toutes les parties jouées.
Le tri
Le chemin de retour prend en moyenne une durée de deux heures. 45′ avant l’arrivée, tout le monde de reprendre le boulot pour la séance de tri. Raïs Hamadi aidé par deux adjoints procède à la répartition de la récolte selon le calibre des mulets : gros, moyens et petits répartis dans des « Tiors » vides. Les marins déversent successivement devant lui les cageots remplis pèle mêle au large et il procède à la sélection comme précédemment mentionné avec chaque » Tara » définitivement remplie d’être recouverte de glace pilée. Une dizaine d’Orfies (msalla) mis ensemble dans une « Tara » à part. Ce genre de poissons étant particulièrement prisé au Sahel et largement snobé par les Kerkenniens. Par la suite, formation de tas de poissons au nombre des participants à l’expédition nous compris (18). Des parts contenant le même nombre de mulets. Chaque portion appelée « Marka ». Libre à chacun d’en faire ce que bon lui semble. Généralement, les pêcheurs vendent leur part une fois arrivés à la terre ferme. Ce qui leur fait une moyenne de 100 dinars par semaine. Rares sont ceux qui rentrent avec pour faire bouillir la marmite. Une fois l’expédition accostée, tous les » Tiors » sont transférés dans le camion frigorifique d’un intermédiaire (Guachar) attitré, alerté par téléphone peu de temps avant par le Raïs. Cap alors tout seul vers son dépôt pour la pesée. Raïs Hamadi regagnant directement son domicile après une journée chargée faisant entière confiance à son intermédiaire : « Nullement besoin d’être présent lors de la pesée nous dit-il, la traitrise, le vol, la malversation ne faisant jamais partie des gènes des Kerkenniens. Je serai informé ultérieurement par téléphone du poids exact de la récolte et de son montant global ».
Le jeudi jour de paie
L’intermédiaire (Guachar) assure le paiement au Raïs une fois par semaine le jeudi. Le lendemain étant un jour de congé réservé à la prière du Vendredi. Pas de « Damassa » également par une journée venteuse (Naw). Cette expression (Naw) à Kairouan signifiant la pluie ! Par contre la pluie ne les gêne pas et ils peuvent procéder à leur pêche sous une pluie battante. La répartition des gains se fait selon des critères bien codifiés : 50% pour le Raïs et le reste pour le restant de l’équipage formé d’élèves, de retraités (professeurs de mathématiques, de sport, conducteur de train, pompiste etc.) et d’authentiques marins ( Bahara). Ces derniers sont mieux rémunérés car ne disposant d’aucune autre source financière pour vivre (300 dinars par semaine) à l’inverse des retraités jouissant de leur rente mensuelle et des élèves (150 dinars par semaine). Un élève arrivant, avec la vente de sa « Marka » au quotidien à ramasser durant les vacances un joli pactole avoisinant les 2000 dinars voire davantage qu’il donne à ses parents dans le dessein de les aider à subvenir aux frais de la maisonnée et à couvrir ceux inhérents à la rentrée scolaire de toute la fratrie. Les 50% réservés au Raïs se justifient par sa possession de la chaloupe, des trois embarcations satellites et des dépenses pour leur entretien. Par ailleurs, c’est lui qui quotidiennement prend en charge les frais de l’expédition : Diesel (Chaloupe), essence (canots) nourriture, eau minérale, boissons gazeuses, thé, gallites , fruits, etc. à raison selon lui, de 150 dinars par journée et appelée » Sbissa » de l’origine Italienne » Spesa » ou courses et achats.
Epilogue
Sur le chemin du retour le lendemain et en passant par » Bab Jebli » à Sfax où se trouve le marché central du poisson de la ville, nous y avons fait un saut à titre de curiosité. Pratiquement tous les étals étaient richement achalandés de toutes sortes de poissons. Singularité : Les mulets jaunes et sauteurs étant exposés dans des tas uniformes regroupant chacun les trois types de calibres gros, moyens et petits ! A quel niveau de la chaine entre le pêcheur et le commerçant, le mixage a été effectué ? Difficile à dire du moment que plusieurs intervenants sont impliqués dans l’affaire….
Mohamed Sahbi RAMMAH