« L’exception tunisienne » … Une expression qui a été beaucoup utilisée et diffusée pour décrire les points positifs et les réalisations que la Tunisie et son peuple comptent dans de nombreux domaines et différentes étapes malgré les difficultés. Mais cette fois-ci, et dans le contexte actuel du pays, l’exception tunisienne est représentée par les différentes contradictions qui caractérisent la conjoncture socio-économique et politique actuelle.
Il peut sembler « normal » ou plutôt légitime que certaines préoccupations soient soulevées par des organisations ou des forces nationales qui ont toujours maintenu un engagement en faveur de la défense des droits de l’homme. Mais pour beaucoup, ce fut une démarche provocatrice tout au long de cette période de la post 25 juillet : les partis des anciennes coalitions gouvernementales qui commencent à défendre les « acquis » de « leur » processus démocratique et révolutionnaire.
De quelle démocratie parlent-ils ?
L’ancienne majorité parlementaire, ainsi que les partis qui ont formé la ceinture politique du gouvernement de Hicham Mechichi, ont choisi la défense de la démocratie comme titre de leur lutte contre le président Kais Saied et les mesures exceptionnelles prises le 25 juillet 2021. Bien qu’ils n’aient pas été entendus à l’époque parler de toutes les violations des libertés, des droits de l’homme et des acquis garantis par la constitution, on trouve aujourd’hui les anciens gouverneurs et leurs familles politiques mobilisés pour détecter les violations des droits humains et civiques et les dénoncer à travers des communiqués, des conférences de presse et même des manifestations.
Mais rétrospectivement, le bilan ne semble pas idéal ou ne serait-ce que mieux que ce que nous vivons actuellement. À travers une lecture rapide de l’ancienne situation, on peut toujours se rappeler de :
- l’image choquante de l’arrestation de 293 supporters du Club Africain le 09 janvier 2021.
- la souffrance des blessés de la révolution et les familles des martyrs, leurs sit-in lancés à plusieurs reprises sans aucune intervention sérieuse afin de régler leurs situations en assurant au moins les soins médicaux nécessaires, le décès du blessé de la révolution Tarek Dziri le 18 janvier 2020 après une souffrance de la paralysie partielle qui a duré 9 ans.
- les assassinats politiques, la banalisation du phénomène du terrorisme et de l’idéologie takfiriste ;
- le discours haineux exprimé par des dirigeants nahdhaouis et l’instrumentalisation de la religion pour des buts et des calculs politiques depuis 2011 ;
- l’agression des manifestants et l’arrestation d’environ 2000 citoyens dont 30 % étaient des mineurs, en marge des protestations tenues en janvier-février 2021, et la diffamation exercée par les dirigeants et députés du Coalition El Karama contre les activistes qui ont participé à ces manifestations et qui ont exprimé leur opposition au système. La Ligue tunisiennne pour la défense des droits de l’homme a publié un rapport à propos des violations commises et a également publié des témoignages filmés¹ des jeunes victimes et leurs familles.
- la violence exercée dans le siège du parlement par un nombre de députés comme Sahbi Smara et Seifeddine Makhlouf contre leurs collègues y compris Abir Moussi, qui exigeait le soutien de tout le monde mais n’a en contrepartie jamais soutenu les mineurs et les jeunes victimes de violence et de crimes de torture ;
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D’autre part, il est utile de faire un rappel concernant ce qui s’est passé lorsque les citoyens et les staffs médicaux étaient en train de lancer des appels au secours conjointement avec la propagation du COVID-19 et le manque des concentrateurs de l’oxygène… Une photo publiée par l’ancien ministre Moez Chakchouk à l’époque avait attisé la colère populaire. En effet, cette photo a dévoilé que l’ancien chef du gouvernement Hichem Mechichi était en train de passer le weekend à l’un des grands hôtels situés à Hammamet. Quelques heures après la circulation de la photo, Mechichi a assisté à une réunion au siège du ministère de la santé. Très en colère, il a dit sa fameuse expression : Il faut arrêter le cirque ! Et il avait probablement raison, mais loin de démentir la gravité de la situation sanitaire à l’époque, il s’agissait absolument d’un autre cirque qui devait être arrêté …
Il fallait arrêter le cirque, mais à quel prix ?
Selon des rapports publiés par le SNJT, l’unité de surveillance du centre de sécurité au travail a indiqué que les attaques contre les journalistes et les photojournalistes a continué d’augmenter en juin 2022 par rapport au mois de mai et qu’elle a enregistré 18 attaques sur 24 avis. En contrepartie, et en notant que la politique communicationnelle de Saied est faible et que l’accès à l’information représente actuellement l’une des missions journalistiques les plus difficiles, il faut aussi mentionner que les journalistes ont été violemment attaqués le 10 juin 2022 où un groupe d’opposants du président et son projet ont agressés l’équipe de la télévision nationale devant le théâtre municipal en leur lançant des pierres et des bouteilles d’eau. Suite à cette agression, le journaliste Aymen El Hadj Salem a été blessé au niveau de la tête et a été transporté à l’hôpital Charles Nicolle en urgence. D’autres journalistes ont été verbalement agressés dans les manifestations de l’opposition et ont été également empêchés d’accomplir leurs missions professionnelles.
Quant à la violence sur les réseaux sociaux, des groupes appuyant le processus du 25 ont lancé à plusieurs reprises des campagnes de diffamation, d’intimidation et d’incitation contre certains journalistes en raison de leurs activités professionnelles. On parle alors de trois catégories d’infractions et d’atteintes contre la presse venant de la part des autorités, d’une part des opposants et aussi de la part des nouveaux sympathisants.
Quant à la répression des manifestations, si 2000 citoyens et citoyennes ont été agressés et arrêtés à l’époque du gouvernement Mechichi appuyée par Ennahdha, Kalb Tounes et Coalition El Karama, 10 jeunes activistes ont été violemment agressés et arrêtés le 22 juillet 2022 à l’ère des procédures exceptionnelles prolongées.
Selon leurs témoignages, ils ont été agressés, maltraités et on a extorqué des échantillons génétiques sans leur consentement pour des raisons inconnues et inexplicables jusqu’à présent. Soulignons à cet égard qu’un certain nombre de ces activistes ont signé un communiqué dénonçant l’ingérence américaine dans les affaires nationales tunisiennes sous le prétexte de la défense de la démocratie, et ce, quelques jours seulement après leur agression.
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Rappelons, en outre, de la diabolisation de la société civile et ses activités depuis l’époque de la Troïka et jusqu’aux derniers jours du gouvernement d’El Mechichi.
Après avoir reçu des représentants des organisations nationales ( FTDES, SNJT, LTDH, ATFD ) le 26 juillet 2021 afin de diffuser des messages d’assurance concernant les droits et les libertés et rencontré ensuite les représentants-tes d’autes associations de la société civile, Kais Saied a écarté petit à petit la société civile.
Et malgré ça, un communiqué publié le et signés par de différentes composantes de la société civile tunisienne a appelé encore une fois à établir un plan de travail clair et transparent pour la période à venir avec un délai confirmant que, loin des faux dialogues, l’établissement de la phase post-25 doit être basée sur un vaste débat auquel contribuent les organisations de la société civile et les forces démocratiques et nationales, et mentionnant qu’ à l’absence du développement de politiques publiques populaires, les bonnes intentions ne sont pas suffisantes pour construire un projet national pour l’Etat et la société. Mais sans aucun retour clair ou réaction présidentielle concrète… En fait, cela appuie peut-être ce que certains disent autour de la démarche unilatérale et individuelle que le président Saied avait choisi. Même les rencontres avec ont diminué au fur et à mesure et n’ont pas dépassé les promesses et les discussions formelles de la situation générale.
Entre le déni et la loyauté agressive : C’est le chaos qui règne
Après plus d’un an, on parle encore de l’impunité, des agressions contre les journalistes et les manifestants, des campagnes de menaces et de lynchage électronique ciblant les activistes pour leurs opinions et leurs positions, de l’interdiction de l’accès à l’information..Dans un climat tendu et chargé d’ambiguïté, et à cause des discours chiffrés d’une part, et des discours de trahison de l’autre, la situation est devenue plus compliquée et alarmante.
Alors que plusieurs pensent que la crise est purement constitutionnelle, éthique et politique, et qu’il faut se débarrasser des traces de toute une décennie coûte que coûte, beaucoup considèrent à leurs tours que l’affaire est loin d’être constitutionnelle et qu’il faut assurer une stratégie de réformes sans toucher les acquis, les instances et les établissements élus. Quant à la troisième catégorie, il semble qu’elle est encore coincée dans un état de déni considérant qu’il s’agit peut-être de quelques fautes et non pas de crimes ou de violations, et que « le peuple rêve de revivre un seul jour de la décennie soit disant noire », comme Rached Ghannouchi l’a déclaré récemment.
Mais ce qui reste vraiment alarmant de plus, c’est l’état « hystérique » surtout sur les réseaux sociaux s’agissant de la diffamation, le partage des intox et des rumeurs, l’adoption d’un point de vue précis tout en se permettant de tout dire et d’accuser quiconque par n’importe quelle accusation. Et là les sympathisants de Saied ne sont pas les seuls responsables de ces comportements, mais il s’agit bien évidemment d’une part de ses opposants (incluant différents groupes politiques, activistes et personnalités publiques) qui n’ont pas cessé de pratiquer toute sorte de supériorité et de tutelle sans essayer d’analyser les véritables raisons derrière tout ce qui s’est passé et les messages envoyé par une part importante des Tunisiens, surtout après le référendum et l’annonce des résultats.
Lire aussi : https://letemps.news/2022/07/28/retour-sur-les-celebrations-du-25-juillet-catharsis-dun-peuple-en-colere/
Dans ce contexte, un article² rédigé par la journaliste Ghaya Ben Mbarek et le chercheur Aymen Bessalah a présenté récemment un point de vue et une lecture totalement différente de ce qui est exprimé et promu tout au long de cette période.
Abordant un ensemble de détails clés depuis 2011 jusqu’au juillet 2022, cet article d’opinion publié à Los Angeles Times s’est basé sur d’autres moyens d’analyses et aussi sur la marginalisation du rôle des jeunes, et du fait qu’ils ont contribué en 2011 à mettre fin au régime de Ben Ali après 23 ans de règne, et qu’ils ont toujours participé aux manifestations au cours de la dernière décennie. Il a été noté, en outre, que dans le cadre de la préparation pour les prochaines luttes et batailles, cette jeunesse porte toujours « un sentiment renouvelé de résistance contre toutes les élites politiques».
Interviewée par le Temps News, Ghaya Ben Mbarek nous a déclaré que l’idée de cet article était simple et relative à la nature du discours promu dans les médias anglophones sur ce qui s’est passé en Tunisie par rapport au référendum, et qui comprend une sorte de lamentation pour la révolution tunisienne et la démocratie en Tunisie, selon ses dires.
« Nous considérons, moi et Aymen, que c’est faux. Pour nous, nous voulions rompre avec les discours pareils en tant que deux tunisiens essayant de donner une autre idée de ce qui s’est passé en Tunisie et de ce que représente le référendum pour nous. De ce point de vue, nous avons essayé d’exprimer la troisième voie dont nous avons besoin en Tunisie, et nous avons également essayé d’envoyer un message d’espoir et d’optimisme loin de ce qui est promu autour de que ce qui s’est passé, comme si ça représente la fin de la voie révolutionnaire et de l’expérience démocratique », a-t-elle ajouté.
Rym Chaabani
¹ https://fb.watch/eKmQOEHNSr/
² https://www.latimes.com/opinion/story/2022-08-02/tunisia-constitution-vote-democracy