- L’amertume des Russes vis-à-vis du fossoyeur, malgré lui, de l’URSS
- Son rôle crucial p@our mettre fin à la guerre froide, régulièrement salué en Occident
Mikhaïl Gorbatchev est décédé mardi à l’âge de 91 ans. L’ancien homme fort de l’URSS a accompagné tant bien que mal l’effondrement du régime soviétique. Ce qui lui a valu un prix Nobel de la Paix mais surtout l’inimitié, paradoxale, de ses compatriotes. Son rôle crucial pour mettre fin à la guerre froide et son combat pour la paix sont régulièrement salués en Occident. En revanche, les Russes sont beaucoup plus mitigés. L’ancien dirigeant symbolise pour eux le déclin de leur patrie sur la scène internationale. Il reste pour de nombreux Russes celui qui a détruit le statut de grande puissance de leur patrie. Gros plan.
Contrairement au reste du monde où il bénéficie d’un immense respect, en Russie, l’amertume a tendance à dominer lorsque le nom de Mikhaïl Gorbatchev est évoqué. Pur produit du système communiste, l’ancien dirigeant n’imaginait sans doute pas qu’il changerait la face du monde en devenant le fossoyeur involontaire de l’URSS. L’homme qui vient de disparaître à 91 ans, ce mardi, des suites d’une longue maladie, fait partie des dix ou quinze principales figures du siècle. Mais à un titre qu’il ne convoitait sans doute pas, celui de syndic des faillites de l’empire soviétique et du communisme.
« Ouvrir la fenêtre »
Dès son arrivée au pouvoir en mars 1985, il a œuvré pour « ouvrir la fenêtre ». Une tempête s’y engouffre, qui balaye d’un coup 74 ans de communisme. Artisan de la fin des goulags et de la guerre froide, ce qui lui vaut le Prix Nobel de la Paix, il assure aux peuples du bloc soviétique voulant s’émanciper que la force ne sera pas utilisée contre eux. Sous le règne de cet homme instinctivement tolérant, les forces de sécurité n’auront réprimé qu’une manifestation d’indépendantistes à Tbilissi (19 morts), en avril 1989, et à Vilnius, en janvier 1991.
Sans lui, le démantèlement inéluctable de l’URSS aurait donné probablement lieu à un bain de sang. Ce qui explique la « gorbimania » non seulement de ses complices, Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Helmut Kohl, mais aussi des étudiants du « printemps de Pékin » avant les massacres de la place Tienanmen, en juin 1989. Un leader soviétique symbole d’impertinence et de liberté, l’époque était vraiment surréaliste ! Bref, il a été celui qui a « détruit notre peur gluante, nous a autorisés à lire, parler, penser, voyager », résumait son conseiller Alexandre Tsipko.
Rien ne prédisposait pourtant Mikhaël Gorbatchev au rôle de révolutionnaire. Certes, fils d’un tractoriste d’un village de la région de Stravopol, au nord du Caucase, marquée par l’invasion nazie et des déportations staliniennes, baptisé secrètement, il est le premier dirigeant soviétique à avoir fait des études universitaires. Il apprend le Droit à la prestigieuse faculté de Moscou, berceau des élites du pays. Et cultive son ouverture d’esprit par plusieurs voyages, grâce auxquels il peut comparer, sans chaperon, le niveau de vie des Occidentaux et celui de l’homo sovieticus. Fait rarissime pour un futur dirigeant.
Le tournant
Chaleureux et bavard, accompagné d’une femme élégante, il est un être humain égaré dans des cercles soviétiques composés exclusivement de gérontes. Toutefois, pendant trente ans, il sera surtout un apparatchik docile et en conservera d’ailleurs l’épaisse langue de bois. Cela ne l’a pas empêché de croire jusqu’au bout à la possibilité pour le Parti de se renouveler de l’intérieur. Tout en reconnaissant être prisonnier de dogmes assimilés dès l’enfance, en déplorant la fin de l’URSS et en se méfiant du marché, dont les mécanismes économiques lui échapperont en fait toujours.
Bref, sa carrière aurait pu être celle d’un serviteur prudent de la zastoï (stagnation) brejnévienne, secrétaire de divers comités aux dénominations absconses, puis membre du comité central en 1971, montant à Moscou à la faveur de la mort suspecte de son mentor, Koulakov, en 1978, pour prendre en charge la politique agricole. Avant d’entrer au Politburo, deux ans plus tard, grâce à la protection d’un idéologue stalinien, Souslov, mais aussi, paradoxalement, du chef de file des « jeunes Turcs » modernisateurs, le patron du KGB, Youri Andropov.
Le tournant est peut-être là. Ce dernier, après le fiasco afghan, à l’origine de la première fracture parmi les dirigeants, espère moderniser le pays sur le plan technologique pour sauver l’emprise du Parti. Mikhaïl Gorbatchev partage ses convictions. C’est ainsi que, après le court règne d’Andropov et l’intermède de l’agonisant Tchernenko, il accède naturellement au poste de Premier secrétaire du PC en mars 1985. Il sait alors, ce que les Occidentaux veulent ignorer, que le régime est échec et mat.
« Perestroïka » et « glasnost »
Simple fils de paysan, il a effectué un parcours classique d’apparatchik pour devenir à 54 ans, le 11 mars 1985, le numéro un d’un empire soviétique alors exsangue sur le plan économique et qui était empêtré dans une guerre sans fin en Afghanistan. Sa jeunesse le distingue. En moins de trois ans, depuis le décès de Léonid Brejnev en 1982, le PC soviétique a connu deux secrétaires généraux vieillissants qui sont morts à ce poste, Iouri Andropov et Konstantin Tchernenko. Conscient que la crise guette, Gorbatchev lance une libéralisation baptisée « perestroïka » (restructuration) et « glasnost » (transparence) pour réformer le système soviétique et réduire l’influence des vieux caciques du parti.
Des millions de Soviétiques découvrent alors des libertés inédites, mais aussi les pénuries, le chaos économique et les révoltes nationalistes qui sonneront le glas de l’URSS, ce que nombre de ses compatriotes ne lui pardonneront jamais. « Bien sûr, j’ai des regrets, de grosses erreurs ont été commises », avait-il d’ailleurs déclaré en janvier 2011. Car sous son mandat, les dérives n’ont pas manqué : l’entrée des chars soviétiques en Lituanie, la répression de manifestants pacifiques en Géorgie, ou la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986, passée sous silence pendant des jours, contribuant à la contamination de centaines de milliers de personnes.
Des années auparavant, le mémorandum secret de Novossibirsk a révélé aux dirigeants la déliquescence irréversible des infrastructures, le retard technologique croissant avec l’Ouest, la corruption à tous les niveaux, le « je m’en foutisme » d’une population qui s’est réfugiée dans l’apathie et le sarcasme pour survivre. La productivité baisse en fait depuis le milieu des années soixante-dix. S’y ajoute le coût insupportable d’une relance de la course aux armements déclenchée par le projet Star wars de Ronald Reagan. Dans ce naufrage, le Parti n’a plus le choix. « Nous ne pouvons tout simplement pas continuer à vivre ainsi », résume Mikhaël Gorbatchev dès son arrivée au pouvoir, à seulement 54 ans.
De même que Lénine avait lancé la NEP, en introduisant une dose homéopathique de marché pour sauver l’expérience soviétique, il a donc pour mandat d’insuffler un peu d’efficacité. Mais sa première tentative est un échec retentissant, à l’image de sa campagne autoritaire de lutte contre l’alcoolisme. Impossible « d’embrayer » quand la notion d’initiative a été gommée par trois quarts de siècle de totalitarisme.
Gorbatchev se rend compte que la « perestroïka » (restructuration) devenue grâce à lui un mot culte des années quatre-vingt-dix, a besoin de la mobilisation « des masses » et qu’il n’est donc plus possible de nier les problèmes. C’est le début de la « glasnost », autre mot gorbatchevien. Qui trouve à s’employer tragiquement en avril 1986 lors de l’accident nucléaire de Tchernobyl, révélé avec « seulement » dix jours de retard. Mais qui a surtout brutalement dissipé les illusions que nourrissaient les Russes envers leur technologie.
Le séisme de 1989
Pendant trois ans, les réformes économiques demeurent extrêmement timides, à l’origine d’une profonde crise des finances publiques et d’une aggravation des pénuries. En effet, Gorbatchev ne veut pas aller trop loin. Il est idéologiquement opposé à la propriété privée de la terre, ne compte pas privatiser l’industrie à grande échelle, et propose seulement que les prix ne soient plus fixés par le Gosplan. Suivant une stratégie du type « un pas en avant deux pas en arrière », il donne des gages aux conservateurs et lâche plusieurs de ses alliés libéraux.
Puis c’est le séisme du printemps 1989. Mikhaïl Gorbatchev, qui, ironie du sort, n’a de sa vie jamais été élu à l’issue d’un scrutin libre, autorise les premières élections « concurrentielles » du bloc soviétique. Terminées les victoires de candidat unique avec 99,99 % des voix. Il espère ainsi déboulonner les derniers brejnéviens et voir surgir, partout en URSS, et aussi en Europe centrale où le KGB pousse discrètement des communistes réformistes, des petits Gorbatchev, réformistes mais dévoués au régime.
Il est entendu au-delà de ses espérances. En Europe centrale, le rideau de fer s’entrouvre en juillet à la frontière austro-hongroise, un flot de candidats au départ s’y engouffre. Le Mur de Berlin tombe en novembre, et les dominos européens de l’empire basculent tous avant Noël. Gorbatchev, et c’est sa grandeur, refuse de s’opposer à l’inévitable, comme certains généraux peaufinant des plans d’intervention l’en pressent pourtant. Il accepte la réunification de l’Allemagne, sans se cramponner longtemps à son souhait de la voir sortir de l’OTAN en échange. Il se contente d’une aide financière substantielle de Helmut Kohl, qui s’évaporera dans les circuits impénétrables de la bureaucratie russe. Les Républiques soviétiques profitent de la situation et proclament leur indépendance les unes après les autres à l’été 1990.
« Nous avons détruit sans construire »
A l’automne, au prix d’une menace très explicite de coup d’Etat militaire, les durs du régime ont déjà obligé Mikhaïl Gorbatchev à abandonner le plan Chataline, un programme radical de réformes économiques, ce qui conduit d’ailleurs son ami et le chef de file des libéraux Edouard Schevardnadzé à démissionner, en guise de protestation. La crise économique s’aggrave encore à l’été 91 et le coup d’Etat du 20 août n’est donc pas vraiment une surprise.
En résidence surveillée en Crimée pendant les 59 heures les plus longues de sa vie, Mikhaël Gorbatchev devra donc laisser à son ennemi, Boris Eltsine, le soin de défendre les acquis des réformes, debout sur un char et avec l’appui de régiments d’élite du KGB, encore lui. L’homme qui rentre, hagard, à Moscou a perdu la main. Buvant le calice jusqu’à la lie, le président de l’URSS est contraint par Boris Eltsine et ses homologues ukrainien et biélorusse de signer la dissolution de l’Union soviétique en décembre. « Nous avons détruit sans construire », constate-t-il amèrement avant de prendre sa retraite.
Se vantant encore de l’amitié des grands de ce monde, mais inconscient du mépris que lui voue une population déboussolée qui l’associe à l’effondrement de l’empire en oubliant un peu vite qu’elle lui doit sa liberté, il se présente à l’élection présidentielle de 1996. Il se conçoit en effet comme un recours face aux errements et à l’affairisme de l’ère Eltsine, mais est humilié par un score de 0,5 %. Recyclé dans le circuit des conférenciers internationaux, pour arrondir une retraite de 40 dollars qu’il ne complète pas comme d’autres dirigeants russes ordinaires par des détournements de fonds, il cultive son amertume dans ses Mémoires. Ne répétait-il pas souvent « il n’y a pas de réformateur heureux » ?
« Un homme avec qui l’on peut traiter »
A l’Ouest, que ce soit le chancelier allemand Helmut Kohl ou le président américain Ronald Reagan, les grands du monde capitaliste sont par contre fascinés par ce nouvel interlocuteur ouvert à la négociation. « C’est un homme avec qui l’on peut traiter », a ainsi dit de lui la Première ministre britannique Margaret Thatcher. Accord de désarmement nucléaire, refus d’intervenir militairement pour défendre le rideau de fer, retrait de l’Armée rouge d’Afghanistan : le numéro un soviétique est décidément différent. Ce respect ne disparaîtra jamais en Occident en raison de sa retenue lorsque le mur de Berlin et les régimes communistes de Tchécoslovaquie, de Hongrie et de Pologne s’écroulent. Il sera récompensé d’un prix Nobel de la paix en 1990.
Mais pour les Russes, Gorbatchev a détruit le statut de grande puissance de leur patrie, et ils n’ont que dédain pour ce piètre orateur à l’accent traînant de sa région natale de Stavropol. Sa chute, d’ailleurs, a des airs d’humiliation. En juin 1991, lorsque Boris Eltsine est élu au suffrage universel président de la Russie soviétique, Gorbatchev tente de sauver l’URSS en proposant une autonomie interne élargie. Le projet capote le 19 août 1991, lorsque la ligne dure du Parti communiste tente un putsch contre lui. Surtout, c’est son ennemi juré, Boris Eltsine, qui sera le héros de la résistance à ce coup d’Etat manqué. Déjà mourante, l’URSS disparaît en décembre lorsque la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine proclament que l’Union soviétique « n’existe plus ». Mikhaïl Gorbatchev démissionne alors le 25 décembre.
Depuis qu’il a quitté le pouvoir, Mikhaïl Gorbatchev s’était reconverti en héraut de la cause environnementale et avait créé une fondation à son nom, dédiée aux études socio-économiques. En 1996, il s’était présenté à la présidentielle contre Boris Eltsine, mais n’avait obtenu que 0,5 % des voix. De plus en plus discret ces dernières années alors que sa santé déclinait, il a reconnu certains torts. Un temps virulent contre Vladimir Poutine, disant en 2011 sa « honte » de l’avoir soutenu au tournant des années 2000, il dirige de plus en plus ses critiques contre les Occidentaux à partir de l’annexion de la péninsule de Crimée en 2014 par la Russie et multiplie les avertissements face à l’avènement d’une nouvelle guerre froide. En février 2019, il dénonce la décision américaine de se retirer du traité INF sur les armes de portée intermédiaire, qu’il avait signé avec Ronald Reagan en 1987. Enfin, avant son décès, il ne s’était pas exprimé publiquement sur l’offensive massive du Kremlin en Ukraine.
(avec agences et médias)