Par Abbès BEN MAHJOUBA
Pour l’ensemble des islamistes tunisiens, il semble que l’oppression dont ils avaient fait l’objet durant le règne de Ben Ali devait irrévocablement les dédouaner de poursuites judiciaires. C’est pour le moins ce qu’inspire la levée de boucliers des partisans nahdhaouis chaque fois qu’un de leurs leaders est convoqué par le parquet. On a pu le constater en juillet dernier lorsque Rached Ghannouchi, le président du mouvement Ennahdha, a été auditionné dans la mystérieuse affaire « Namaâ » (non sans lien avec l’affaire « Instalingo »). On l’ a également observé la semaine dernière quand le même Rached Ghannouchi et Ali Laârayedh, vice-président du mouvement et ancien chef du Gouvernement (2013-2014), ont comparu devant le Pôle antiterroriste, dans le cadre de l’enquête portant sur l’envoi des jeunes tunisiens dans les zones de tension.
A voir les manifestations de colère des partisans qui accompagnent Ghannouchi et Laârayedh avant leurs auditions ainsi que l’exultation de joie à leur libération par le juge d’instruction, on a le sentiment que la convocation d’un islamiste par la justice est un crime de lèse-majesté. Ces attitudes ne sont sans doute pas spontanées et relèveraient d’une stratégie de la victimisation, le sport national des nahdhaouis, s’il en est. Stratégie insidieuse doublée de la volonté de conférer au procès qui leur est intenté un caractère politique. Utilisée à tour de bras, cette tactique semble perdre de son efficace, car plus personne n’en est dupe tant il est vrai que la responsabilité des islamistes dans l’enrôlement des jeunes dans et d’une manière générale dans le délitement de l’État ne souffre aucune contestation.
Qu’on se le dise : loin de nous l’intention de leur souhaiter une quelconque sanction mais à l’évidence, les islamistes sont redevables de la politique menée et des décisions prises quand ils avaient les rênes du pouvoir. Et qu’on le sache : le pays ne pourra pas tourner la page de la décennie calamiteuse et avancer tant que les dossiers brûlants et d’une grande gravité (attentats, l’appareil secret, affaire instalingo, envoi des jeunes en Syrie) qui troublent la conscience nationale n’ont pas été traités avec la plus grande rigueur et l’impartialité la plus totale. Loin de tout esprit revanchard.
Ce procès nous paraît salutaire non seulement pour le pays mais aussi et surtout pour les nahdaouis eux-mêmes dont la vraie survivance dépend de la fin des lourds soupçons qui pèsent sur eux, ce qui leur a valu de payer un prix cher en termes de vote. Et ce n’est certainement les nombreuses démissions de figures importantes d’Ennahdha qui garantira la virginité du mouvement frériste. D’ailleurs plus le temps passe, plus ces démissions prennent des airs de décisions en trompe-l’œil. Pour en prendre la mesure, il n’est que de songer à la ferveur avec laquelle Samir Dilou prend fait et cause pour la défense, il y a quelques mois, de Noureddine Bhiri, et aujourd’hui, de Rached Ghannouchi. Certes on peut estimer qu’il est dans son rôle d’avocat, cependant on ne manquer de relever un zèle certain dans son comportement déchaîné, prouvant ainsi qu’il n’a jamais pu rompre le cordon ombilical avec l’organisation frériste.
Au demeurant, au vu de la valse de comparution-libération des leaders nahdhaouis, l’on ne peut que s’interroger sur la teneur et le devenir des procès quand on pense précisément à l’ancien ministre des affaires religieuses Noureddine Khadmi, interdit de voyage et tout récemment parti vraisemblablement se réfugier au Qatar. Il est vrai par ailleurs que les auditions de Rached Ghannouchi et Ali Laârayedh ont été reportées. Dès lors on a du mal à comprendre leurs attitudes triomphalistes à leur libération sauf à y voir un message adressé à ceux qui, crédules, veulent croire en leur innocence. Il y a en effet quelque chose d’indécent dans cette mise en scène savamment orchestrée faisant du chef historique d’Ennahdha qui brandit le signe de la victoire un héros. Mais au juste, est-ce glorieux de se voir du haut de ses 81 ans traîné devant la justice ?
A vrai dire l’on ignore si le parquet est sous l’influence du Président de la République. En tout état de cause, que ces leaders soient traduits devant la justice, eux qui passaient il y a peu pour des intouchables, voilà ce qui constitue qu’on le veuille ou pas une preuve d’une transition démocratique certes laborieuse mais qui, sur ces affaires nommément, poursuit cahin caha son petit bonhomme de chemin…