Dans son discours au sommet de la francophonie à Djerba, Kais Saied, a abordé son approche identitaire, en revendiquant son appartenance au monde et à la civilisation arabe, « mais qu’il demeure ouvert à toutes les langues et civilisations, comme la Francophonie ». Citant Albert Camus qui considère que la langue française est sa patrie, le Président a également déclaré « qu’il considère la langue arabe comme étant sa patrie ». Cela dit il affirme que « nous n’avons aucun complexe envers les langues étrangères, en faisant référence à Ibn Khaldoun et Al Jahidh qui ont démontré l’importance des apports mutuels des langues.
La Francophonie est-elle pour lui un moyen de rapprochement et de contact avec d’autres civilisations ou un élément identitaire ? D’autant plus que la langue française est considérée comme la deuxième langue du pays, qui est parlée plus que l’arabe littéraire qui reste la langue usitée dans les discours officiels ou les rencontres solennelles. A l’occasion du sommet de Djerba, Kais Saied a plutôt affiché, sinon une certaine hostilité, en tout cas une certaine distance par rapport à la langue française. Il faut dire que c’est une langue qui était connue bien avant l’ère de la colonisation, le ministre Kheireddine, l’ayant introduite au Collège Sadiki qu’il a créé en 1875.
Le français, legs historique ou séquelle de la colonisation ?
Toutefois c’est dans les pays anciennement colonisés que la langue française s’est développée. De là à se demander si la Francophonie est un legs historique ou une séquelle de la colonisation ? Question que la plupart des Francophones du Maghreb, d’Afrique noire, ou de certains pays d’Orient ne cessent de se poser et ce, malgré le poids des années et des évènements historiques et politiques dans ces pays qui ont longtemps enduré afin d’accéder à la culture et au développement et sortir de la misère économique et politique, due aux affres du colonialisme et ultérieurement aux dictatures qui se sont succédés , une fois que ces pays ont pris en mains leur destinée en accédant à l’indépendance. Comme Haroun Arrachid qui, pour développer la culture en terre abbasside sur les bords du Tigre, avait entretenu des relations avec l’étranger, ces pays anciennement colonisés, qui avait fait de la langue du colonisateur un moyen pour mieux défendre leurs droits, ont œuvré par la suite à la garder en tant qu’un des moyens d’ouverture sur les cultures étrangères.
Dès lors, la langue française s’est développée pour devenir dans certains pays d’Afrique la deuxième après la langue d’origine, ou langue maternelle comme elle est désignée habituellement. En Tunisie, Bien que la langue arabe soit restée la langue officielle du pays, la langue française qui est devenue la langue véhiculaire, a pris une place importante notamment dans les établissements scolaires et les universités et même certaines administrations publiques, bien avant l’apparition de la notion de Francophonie, qui a eu lieu durant les années soixante du siècle dernier.
La Francophonie un concept et un moyen de communication
Au cours d’une conférence prononcée à Kinshasa, le 24 janvier 1969, Léopold Senghor, premier président de la République du Sénégal, a consacré l’essentiel de son intervention à brosser l’historique de la Francophonie, en rappelant que « si la langue française était venue à l’Afrique par la voie de la colonisation, en revanche, depuis les indépendances, elle avait cessé d’appartenir exclusivement à la France ». La francophonie est à l’origine, un concept qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle lorsque, en 1880, le géographe Onésime Reclus, publie un ouvrage intitulé « France, Algérie et colonies », dans lequel, il a abandonné le concept de la race, en procédant au classement des habitants de la planète en fonction de la langue qu’ils parlent dans la vie quotidienne et leurs relations sociales. Dans les pays d’Afrique surtout, il a considéré que la langue française étant usitée dans ces pays, elle est donc considérée comme un dénominateur commun. Ces pays sont des francophones. Le terme de francophonie fut utilisé de manière plus officielle, sous la 4ème République française, alors que Leopold Senghor était encore secrétaire d’Etat en France dans le gouvernement d’Edgar Faure. Selon ce qu’a écrit, jacques chevrier historien et écrivain français : « Léopold Senghor, alors Secrétaire d’État dans le gouvernement d’Edgar Faure, se soucie de promouvoir l’idée francophone en l’associant étroitement à la notion d’auto-détermination. Après avoir consulté Bourguiba, alors en résidence politique en métropole, il suggère d’introduire cette notion dans le titre VIII de la Constitution de la IV’ République, mais l’amendement est rejeté. Il sera toutefois repris quelques années plus tard, dans les textes soumis à référendum par le général de Gaulle, en 1958 ».
Bourguiba et « l’univers francophone »
C’est donc grâce à Senghor et à Bourguiba, devenus respectivement, présidents de la République, au Sénégal et en Tunisie, que la francophonie est ancrée et officialisée pour devenir comme l’a dit Senghor « un moyen destiné à participer à l’évolution et aux révolutions de notre temps ».
Le Président Habib Bourguiba avait conclu son discours, lors de la conférence qu’il avait donnée en 1968 à Montréal : « Vous avez un grand rôle à jouer dans cet empire de l’esprit et de l’intelligence sur lequel le soleil ne se couche jamais : l’univers francophone ».
Aujourd’hui, l’univers de la francophonie, s’est émancipé et élargi, pour preuve le sommet de la francophonie qui se tient cette année à Djerba, ile des lotophages connue depuis Ulysse, et dont la dimension est non seulement culturelle et économique mais également politique.
Cela a été l’occasion au Président Kais Saied d’aborder son approche diplomatique et géopolitique, en revendiquant le droit des peuples de l’hémisphère sud, à une vie décente et libre de toute dépendance du monde occidental. Il n’a pas manqué d’aborder la cause palestinienne qui demeure au centre des intérêts du peuple et de l’Etat tunisiens.
Il y a eu aussi les résolutions et les accords financiers et économiques pour lesquels le Président a assuré que la Tunisie a œuvré à obtenir le maximum de chances pour les jeunes tunisiens, en termes d’opportunités de travail et d’emploi, afin de leur permettre de réaliser leurs désirs.
Peut-on dire que Kais Saied s’est montré plutôt nationaliste, pour qui la Tunisie reste essentiellement arabophone plutôt que francophone, bien qu’elle ait toujours été le berceau des civilisations ? Elle fait partie en tout cas comme l’a affirmé Bourguiba, de « l’univers francophone ».
Ahmed NEMLAGHI