Quel bilan des droits humains en Tunisie, peut-on faire, en cette journée internationale des droits de l’homme ? Escamotés durant tout l’ancien régime, avec en prime des exactions à l’encontre de ceux qui appellent au respect des droits et libertés, les lois qui pourtant ont été votées par les parlements qui se sont succédés et promulguées par les chefs d’Etat, n’ont jamais été appliquées comme il se doit. Pourtant, la Tunisie a été depuis l’aube de l’indépendance, un pays de droit avec des constitutions, qu’il s’agisse de celle de 1959, de 2014 ou de 2022, dans lesquelles les droits et libertés ont été consacrées.
En outre l’Etat tunisien est signataire des traités et conventions relatifs aux droits humains tels que, à titre indicatif et non récapitulatif, la convention de 1987 contre la torture ratifiée par la Tunisie en septembre 1988, la convention internationale de 1965 , sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ratifiée par la Tunisie en janvier 1966 ou encore la convention de 1980 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes, ratifiée par la Tunisie, en septembre 1985.
Droits humains et gouvernants
Si l’on se hasardait à faire un bilan tant soit peu objectif, on se heurterait à certains obstacles qui occultent la vérité sur l’intention des princes qui nous gouvernent à vouloir consolider les droits et à les préserver. En effet, depuis l’indépendance et au fil des années, les autorités ont tenu un double langage, en affirmant d’une part qu’ils étaient soucieux de protéger les droits et les libertés de toute atteinte, mais qui dans leurs comportements avaient plutôt tendance à y porter atteinte par différents moyens sur le plan institutionnel et juridique. La démocratie était faussée par un système politique, qui favorisait à l’aube de l’indépendance, le pouvoir personnel qui a mené jusqu’à la présidence à vie de Bourguiba. Cela a été aboli bien évidemment après lui, mais son successeur a, petit à petit, alimenté un pouvoir personnel qui était déguisé par un semblant de démocratie qui n’existait que dans les textes de la Constitution et de certaines lois, lesquelles n’étaient pas appliquées à bon escient. Il n’y avait que des pseudos réformes qui n’ont fait qu’instaurer une présidence à vie camouflée, et un déséquilibre entre les institutions de l’Etat. Cela avait aggravé la situation et donné l’occasion à un système de dictature dans le sens propre du terme, avec des agissements contraires à la Constitution ainsi qu’aux différents traités dont la Tunisie est signataire tels que celui contre la torture. Celle-ci, était devenue, selon des sources concordantes, une pratique systématique dans les différents corps de la sécurité intérieure de l’Etat. D’autant plus que, suite à la révision de la Constitution de 1959, le chef de l’Etat bénéficiait de l’immunité même à la fin de son mandat, pour les faits accomplis à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. La torture et l’impunité se répandaient également en raison de l’absence de voies judiciaires effectives pour protester contre ce phénomène.
Atteintes aux droits humains et révolution de 2010-2011
Le ras-le bol des Tunisiens a mené à la révolution de décembre -janvier 2010-2011, qui a remis en cause les institutions. Plusieurs notions des droits humains, étaient négligées et escamotées auparavant, ce qui a permis à certaines organisations des droits telles que la ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) qui perdure depuis 1976, date de sa création dans un contexte de précarité des libertés publiques et individuelles, de mieux se positionner afin d’inciter à plus de défense des droits à travers les lois à réviser et les différentes actions dans ce sens.
Bien que plusieurs lois aient été révisées et que la Tunisie fût dotée d’une nouvelle Constitution en 2014, les différents gouvernements qui se sont succédés, n’ont pu instituer une vraie législation qui réponde aux aspirations des citoyens en matière des droits. Bien plus, du côté du nouveau parlement, et malgré les promesses électorales des députés, ces derniers ont été de plus en plus impliqués dans des tiraillements politiques pour des intérêts partisans, ce qui a gravement nui aux droits et aux libertés. Sans compter les tensions qu’il y a eu entre certains partis politiques dont un parti extrémiste religieux qui, à cause de sa soif pour le pouvoir, a laissé libre court à la recrudescence du terrorisme. Ce dernier a servi, en Tunisie comme alibi, pour étrangler toute opposition, qu’elle soit collective ou individuelle. Ce qui a laissé libre court également à la corruption qui a gangréné toutes les institutions de l’Etat. Certes il y a eu des lois et des institutions antiterroristes, telles que le pôle judiciaire pour la lutte contre le terrorisme. Mais la justice qui a été ébranlée à son tour, n’a pas pu cerner les grandes opérations terroristes, notamment les assassinats politiques tels que ceux de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi dont ni les auteurs ni les mandataires n’ont été inquiétés, d’autant plus que selon certaines organisations de défense des droits de l’Homme, certains responsables dont des magistrats ont été complices dans l’occultation de la vérité sur ces crimes.
Pouvoir et droit depuis le 25 juillet 2021
Depuis l’accession de Kais Saied à la magistrature suprême, son souci majeur a été de lutter par tous les moyens contre deux grands ennemis : le terrorisme et la corruption. Sa décision de suspendre le parlement a été dans le but de mettre fin à des tensions entre les députés qui ont pris une ampleur telle, qu’ils ont nui à l’intérêt général. C’est ainsi que le 25 juillet 2021 a été marqué par une prise en main du pouvoir de Kais Saied, en gelant la constitution sauf dans ses deux chapitres relatifs aux principes généraux et aux droits et libertés et en suspendant les députés. C’était le début d’une série de mesures, pour lutter contre la corruption et le terrorisme qui étaient pour lui liés, afin de porter des réformes aux institutions de l’Etat et d’élaborer une nouvelle Constitution en 2022. Dans cette dernière ont été à nouveau consacrés, à l’instar des deux précédentes les droits humains.
Les détracteurs de Kais Saied, n’étaient pas tous contre le processus du 25 juillet 2021, par lequel il procédait à des changements radicaux, mais ils ne sont pas d’accord sur sa manière de gouverner, en refusant selon eux de procéder à un vrai dialogue national et en persistant à prendre des décisions d’une manière unilatérale.
Il faut dire que sur le plan des droits de l’Homme, plusieurs organisations reprochent à Kais Saied son ingérence dans le domaine judiciaire, dans le but de réformer la justice. C’est surtout le fait d’avoir procédé au limogeage de 57 magistrats, qui a été critiqué notamment par les structures judiciaires. Celles-ci ont considéré que ce limogeage collectif, constitue une atteinte aux droits fondamentaux, dont l’indépendance de la justice qui est la base de toute démocratie.
Sur le plan institutionnel, la constitution dont il est le seul artisan, lui donne les pleins pouvoirs, ce qui est, selon plusieurs observateurs, contraire aux droits humains, la justice et le législatif, n’étant plus des pouvoirs mais sont désormais de simples fonctions sous la tutelle de l’exécutif.
Par ailleurs, la Cour constitutionnelle, prévue par la Constitution, n’est pas encore installée. Elle est toutefois, constituée uniquement de juges désignés par le président de la République.
D’un autre côté certains juristes estiment que plusieurs civils, sont traduits devant le Tribunal militaire, dont la compétence est limitée aux militaires. Ce qui est considéré par plusieurs partis politiques comme contrai aux droits de l’Homme.
Enfin la loi électorale comporte beaucoup de carences, ne permettant pas à toutes les couches sociales de se présenter, d’après certains observateurs, à causes des conditions exorbitantes telles que les parrainages fixés à 400 pour chaque candidat, qui a été un obstacle notamment pour la parité. Ce qui est considéré comme une atteinte au droit de la femme.
Face à tous ces éléments et à quelques jours des législatives plusieurs partis politiques ainsi que des observateurs sont inquiets sur le nouveau panorama législatif, dont les élus seront censés défendre les droits et les libertés. Pourvu que le citoyen puisse voir ses vœux exaucés, avec un nouveau régime constitué de membres réellement représentatifs, et soucieux de préserver les droits et les libertés, dans le seul but de l’intérêt suprême du pays.
Ahmed NEMLAGHI