Pourquoi écrit-on ? A cette question anodine (seulement en apparence) Roland Barthes avait donné cette réponse laconique : « Pour être aimé. » Dans cette confession il y a sans doute une part de vérité pour tout écrivain. Adulée, portée au pinacle par un pan considérable de la critique française et internationale en raison d’une œuvre à part dans le paysage littéraire français, Annie Ernaux, la récipiendaire du Prix Nobel de littérature 2022, n’est visiblement pas du goût de certains hommes de lettres (Frédéric Beigbeder, Alain Finkielkraut etc.) qui, non sans mépris, aiment minorer son écriture et partant la place qu’elle occupe dans la littérature contemporaine. Germaine de Staël ne croyait pas si bien dire en affirmant que « la gloire n’est pour la femme qu’un deuil éclatant du bonheur. »

Ce motif d’ordre affectif  (invoqué par Barthes) qui s’adosse à l’entreprise de la création, il n’est assurément pas le seul car  pour Annie Ernaux  il est une raison beaucoup plus profonde – existentielle pour ainsi dire, qui préside à l’acte d’écriture. Raison aux allures d’une profession de foi qu’elle avait consignée dans son journal intime de jeune étudiante de province et qu’illustre cette  surprenante phrase  : « J’écrirai pour venger ma race. » Ces propos comme mâtinés d’aigreur et de violence, Annie Ernaux les a incorporés dans son discours prononcé à Stockholm lors de la remise de son prix Nobel de littérature le 7 décembre dernier.

Redire cette phrase à l’occasion d’une cérémonie solennelle n’est sans doute pas fortuit, cela dénote de la volonté de l’écrivaine de clamer haut et fort son ancrage social, pierre angulaire si l’on est de son œuvre qui se place sous le signe d’écrire la vie. Voilà ce qui confère à l’ensemble de ses écrits ce qu’elle appelle une « auto-socio-biographie » où la dimension féministe est omniprésente, ce qui autorise à dire que la vengeance de « sa race » est inséparable de la vengeance de « son sexe », comme elle l’affirme dans son élocution de Stockholm.

Issue d’un milieu modeste, fille de parents tenanciers d’un café-épicerie à Yvetot (Normandie), Annie Ernaux fréquente un établissement scolaire catholique où elle réussit brillamment ses études qui la destinent à l’enseignement de la littérature. Ce choix est dicté par un goût prononcé pour la lecture qui se développe assez tôt chez elle. Le décalage (illustré par le langage) entre son milieu familial modeste et celui de l’école aux côtés de filles appartenant à la bourgeoisie,  elle le vit sur le mode du déchirement. Ce sentiment ira s’exacerbant faisant naître chez elle une prise de conscience d’être « une transfuge de classe ». C’est cette conscience chevillée au corps dont elle ne pourra jamais se départir qui nourrira ses textes laissant transparaître l’influence de l’éminent sociologue Pierre Bourdieu. C’est dire si son triple statut de professeure agrégée, de femme mariée à un homme bourgeois et d’écrivaine, synonyme d’une remarquable ascension n’oblitérera jamais son appartenance au monde de ses origines auquel nombreux de ses romans font écho tels Les armoires vides (1974), La Place (1984) ou Une Femme (1988)pour ne citer qu’eux.

Comment aspirer à l’auguste statut d’écrivaine qui implique immanquablement une distinction sociale, sans renier ses origines, telle est l’équation qui ne cesse de tarauder Annie Ernaux et qui prend chez elle une dimension existentielle ? La réponse semble se trouver dans la forme qu’elle devait donner à son écriture. Il fallait donc nécessairement rompre avec « le bien écrire », « la belle phrase » gage s’il en était de conserver le lien avec le mode de ses origines et de ne pas le trahir. Ce choix esthétique lui vaut les attributs d’ « écriture plate », d’« écriture blanche » qui entend coller à la réalité qui est le sienne sans jamais recourir aux agréments de la rhétorique. Passion simple (1992) et L’événement (2000), deux textes d’une force et d’une audace déconcertantes en sont une illustration édifiante.

S’il est indéniable dans cet ordre d’idées que l’écriture d’Annie Ernaux revêt un engagement d’ordre esthétique, il faut bien rappeler que chez elle l’engagement est aussi politique. Femme résolument de gauche et mue par une âme qui s’accommode guère de l’injustice, l’auteure de Mémoire de fille (2016) est de toutes les luttes, aux côtés qui des immigrés, qui des gilets jaunes, qui des femmes, qui des Palestiniens etc.  Ce qui lui a d’ailleurs valu haine, hostilité et dénigrement de certains lobbys.

En définitive, il n’en demeure pas moins que le Prix Nobel qui lui a été décerné à 82 ans est une belle reconnaissance, consacrant une œuvre originale aussi bien flattée que dépréciée  en cette « annus mirabilis » (année merveilleuse) marquée par la parution, au printemps dernier, de son livre  Le jeune homme, d’un numéro que le prestigieux Cahier de L’Herne lui consacre, et la sortie des Années Super 8, documentaire qu’elle a réalisé avec son fils  David Ernaux-Briot. Sa race est-elle pour autant vengée ? Telle n’est pas la question du lecteur.

    Abbès BEN MAHJOUBA