Le manque de pluie constaté depuis le début du mois de décembre fait à nouveau planer le spectre d’une sévère sécheresse dans le pays et des conséquences dramatiques sur la disponibilité des ressources en eau. Indicateur inquiétant : le niveau des barrages est en forte baisse par rapport à la demande. Le pays était en dessous du seuil de pénurie hydraulique avec 460 m3 par habitant et par an. Or, les quelques orages ont été insuffisants et les barrages, comme les nappes phréatiques, essentiels pour puiser et conserver l’eau, sont toujours quasiment vides. « De ma vie je ne me souviens pas avoir connu un hiver aussi sec » note un fellah de Béja. Comme lui, les vieux paysans des alentours ont beau fouiner dans leur mémoire, ils ne trouvent rien de semblable à cette pénurie qui sévit depuis belle lurette.
Les besoins du pays en eau, tous secteurs confondus, ne cessent d’augmenter alors que l’offre est limitée. Et les signaux d’alarme retentissent depuis plusieurs années. Dessalement de l’eau de mer, épuration des eaux usées, rationalisation de la consommation nationale, exploitation des nappes aquifères, la Tunisie doit trouver des alternatives fiables pour faire face à une crise de l’eau qui ne fera que s’accentuer. Le changement climatique et une mauvaise gestion hydrique sont responsables de cette situation, selon les experts. Le gouvernement est mobilisé.
Soumis de longue date aux variations climatiques, le pays subit un sévère déficit pluviométrique depuis deux ans et une baisse alarmante des réserves des barrages. Ce déficit est un indicateur inquiétant, même s’il a été résorbé par des mesures préventives afin d’éviter les pénuries d’eau. La situation hydrique en Tunisie est extrêmement difficile. Une grande majorité de barrages du pays accusent un niveau de remplissage des plus critiques. Certains ouvrages ont atteint la cote d’alerte, voire même, ils sont à sec. Et quand on sait que 70% des eaux mobilisées dans ces ouvrages sont destinés aux besoins du secteur de l’agriculture, il y a tout lieu de craindre que la campagne de cette année risque grandement d’être compromise si d’ici le mois d’avril aucune amélioration n’est enregistrée. Le taux de remplissage des barrages n’est que de 29%, selon les estimations de l’Onagri. Le total des réserves d’eau enregistré cette année est de 677,72 millions de mètres cubes, contre 952,30 millions de mètres cubes, l’année écoulée. Entre septembre 2022 et la mi-décembre 2022, les réserves d’eau dans les barrages de la Tunisie ont reculé de 318,78 millions de mètres cubes par rapport à la moyenne de la période (420,98 mètres cubes) et de 330,57 millions de mètres cubes par rapport à la moyenne de la période correspondante l’année dernière. C’est ce qu’a annoncé l’observatoire national de l’agriculture (Onagri), notant que les réserves d’eau actuelles étaient estimées à 102,11 millions de mètres cubes. Les gouvernorats du nord disposent de 88,63 millions de mètres cubes alors que leurs réserves d’eau l’année dernière étaient de 418,31 millions de mètres cubes. Les barrages du Cap Bon sont presque vides. Les réserves d’eau ont été estimées à 1,27 million de mètres cubes alors que l’année écoulée elles étaient de 8,56 millions de mètre cubes. Les gouvernorats du centre se portent mieux avec des réserves d’eau qui ont augmenté de 5,80 millions de mètres cubes en 2021 à 12,20 millions de mètres cubes au terme de l’année en cours. A cause de la sécheresse, la saison s’annonce désastreuse pour les régions de Jendouba, Béja, Sousse, Monastir, Mahdia et Kairouan qui concentrent le plus grand nombre de zones agricoles publiques irriguées à partir des eaux de surface. La part moyenne d’eau par habitant en Tunisie, évaluée à moins de 450m3/an, devrait diminuer à 350m3/habitant/an d’ici 2030. Le seuil théorique de stress hydrique dans le monde est fixé à 1000 m3/habitant/an, alors que la pauvreté hydrique se situe à moins de 500 m3/habitant/an.
Le dessalement, solution-miracle ?
Barrages se vidant trop vite, pluie rare et besoins en eau grandissants. Pour résoudre cette équation compliquée, la Tunisie semble avoir trouvé la solution : dessaler l’eau de mer et les eaux saumâtres. Dessaler pour produire de l’eau potable. Le ministère de l’agriculture a lancé depuis 2019 une étude se poursuivant jusqu’au mois de juin 2023, portant sur la situation hydrique à l’horizon 2050, et reposant, essentiellement, sur la construction des barrages au Nord-Ouest. S’agissant du dessalement de l’eau de mer, il a affirmé que le travail est en cours sur de grands projets à l’instar de la station de Djerba qui est, effectivement, entrée en exploitation. L’étude œuvre également au recyclage des eaux usées dans les activités agricoles, on en est, actuellement, à un taux d’exploitation de 15 %, le ministère de l’Agriculture œuvre à le ramener à 80 %.
Alors que le manque d’eau douce se fait criant, certains souhaitent transformer l’eau de mer en eau potable. Loin d’être une solution miracle, la désalinisation, déjà pratiquée à petite échelle en Tunisie, s’avère coûteuse et polluante. Amor Bayouli, consultant international, ingénieur de génie rural, eaux et forêts qui a participé, à l’étude stratégique « Eau 2050 » qui est l’élaboration de la vision et de la stratégie du secteur de l’eau, estime que « le dessalement en Tunisie est une nécessité, mais pas la seule réponse à la pénurie d’eau potable. Le dessalement est une réponse à la crise de l’eau, mais une réponse qui a de nombreux inconvénients. Il cite pêle-mêle le coût énergétique de la production d’eau à partir d’eau de mer, l’émission de gaz à effet de serre, le coût financier de ces technologies, le manque de maîtrise de ces technologies qui sont fabriquées à l’étranger, l’impact des rejets de saumures qui n’est pas réellement mesuré en Tunisie, l’impact des rejets des produits chimiques utilisés en pré et post traitement de l’eau de mer ».
Ultime recours ?
Certains pointent surtout du doigt le rejet de saumure, cette eau de mer très concentrée, déchet du procédé de dessalement. Un litre d’eau contient 37 grammes de sel. Pour la saumure, la quantité monte à 70 grammes. La saumure est plus dense, elle s’enfonce dans les fonds marins et créé une stratification qui va asphyxier les espèces vivant dans ces fonds. Cela a notamment des répercussions sur l’herbier de Posidonie. Et comme l’a rappelé Christophe Mori, chercheur en hydrologie : « Nous subissons déjà la réalité du changement climatique. Le dessalement n’est pas une solution durable. On s’enfonce dans un système de résistance au changement climatique plutôt que de résilience. Il faut arrêter le court-termisme et penser à long terme ». Cette technique ne doit rester qu’une solution de dernier recours, il faut optimiser les ressources, revoir les usages avant d’être obligés d’arriver au stade de la désalinisation.
Pour faire face aux pénuries, une autre solution existe : le recyclage des eaux usées. Plutôt que de déverser dans la nature les eaux traitées dans les stations d’épuration, on peut les réemployer, pour irriguer des cultures, par exemple. L’eau recyclée n’est pas assez compétitive par rapport à l’eau conventionnelle. Reste le problème de l’acceptabilité sociale. Il y a des personnes qui n’ont pas envie de consommer des légumes irrigués avec des eaux usées traitées. Ces eaux usées sont utilisées notamment pour l’arboriculture au Cap Bon. Mais comme l’a souligné Béchir Aouanallah, de l’Union des agriculteurs de Beni Khaled « Pour préserver cet “or bleu”, il est important de mieux rationaliser l’agriculture, qui est en effet le secteur le plus hydrophobe de notre tissu économique national, notamment en bannissant les agricultures qui dépensent le plus d’eau et de les remplacer par celles moins consommatrices d’eau. Il est important également de sensibiliser les usagers d’eau, les acteurs de la société civile et d’une manière générale toute la population, à l’économie d’eau pour incarner un changement de comportement. »
Kamel Bouaouina