« À chaque époque son support. Comme ailleurs, comme en d’autres temps, la Justice est régulièrement fustigée, questionnée, dénigrée, bousculée sur les réseaux sociaux », avait indiqué Anne-Laure Maduraud dans son article scientifique « la Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux ». Après le 14 janvier, la liberté d’expression a été considérée par le citoyen lambda comme l’un des acquis majeurs de la révolution. Les réseaux sociaux ont été le « refuge » des Tunisiens souhaitant exprimer leurs positions et critiquer la situation du pays. Avec l’apparition du décret-loi 54, certains ont peur d’être poursuivis judiciairement. Des associations et organisations ont exhorté Kaïs Saïed, à plusieurs occasions, à retirer le décret-loi 54 relatif à lutte contre les crimes liés aux systèmes d’information et de communication. Ce décret « prévoit des sanctions injonctives exagérées dans les affaires d’édition et vise à restreindre davantage la liberté d’expression et la presse sous prétexte de lutter contre les rumeurs et les crimes liés à l’information », selon le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) qui figure parmi les premiers ayant appelé au retrait de ce décret. Les restrictions qu’imposent le décret susmentionné ont été évoqués de nouveau la dernière semaine suite à l’affaire du Coordonnateur du Comité de défense des magistrats révoqués, Ayachi Hamammi.
Ayachi Hammami avait annoncé avoir été informé de sa citation devant l’instruction, en vertu du décret-loi n°54 sur fond d’accusations de « diffusion de fausses rumeurs dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui et de porter préjudice à la sureté publique » et « d’attribution de données infondées visant à diffamer les autres ». La ministre de la Justice Leila Jaffel l’accuse d’avoir utilisé les réseaux sociaux et les moyens de communication pour diffuser des rumeurs et ce, sur fond de ses récentes déclarations selon lesquelles Leila Jaffel a traduit des magistrats devant le Pôle judiciaire antiterroriste. 35 associations et organisations de la société civile avaient exprimé, dans la foulée, leur solidarité avec l’avocat Ayachi Hammami.
Dans le même contexte, le parti travailliste, le parti républicain, le Courant démocrate, Ettakatol et Al Qotb ont estimé que la liberté d’expression est l’un des acquis les plus importants engrangés par le peuple tunisien après la Révolution, dénonçant toute poursuite judiciaire « arbitraire » contre des figures de l’opposition. Dans des communiqués séparés, ces partis ont souligné que l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont l’un des fondements les plus importants de l’Etat de droit, mettant en garde contre toute instrumentalisation de la justice à des fins politiques. « La répression à l’encontre de l’opposition s’accentue », s’alarment ces partis qui ont appelé, par la même occasion, le régime en place à « cesser de se servir du décret-loi n° 54 comme prétexte pour écraser toute contestation ».
Des « régressions » dans le processus démocratique en Tunisie ?
« La Tunisie connaît aujourd’hui des régressions et des reculs par rapport au projet de l’Etat de droit, de la voie démocratique, du respect des droits et libertés et de l’institution judiciaire », a estimé pour sa part Hatem Mziou. Dans une déclaration le 5 janvier, le bâtonnier des avocats souligne que le barreau ne peut faire l’oreille sourde ou rester les bras croisés, notamment à la lumière de la salve des décrets-lois publiés récemment et le retour en force à la pratique des renvois en masse devant les tribunaux. Mziou considère que le décret-loi n°54, qui affecte les droits et libertés, ne peut être toléré ni accepté, fustigeant à ce titre le flot de renvois en masse des avocats, militants politiques et activistes des droits de l’homme et journalistes devenus le lot quotidien des tribunaux. « Il est de notre de devoir de rappeler que la profession, comme à l’accoutumée, ne craint plus la rue ni le retour à la lutte pour défendre l’idée d’un Etat civil et démocratique où règne la loi dans le cadre d’une justice équitable », a martelé le bâtonnier.
Le décret accablant
« Le décret-loi 54 vise à fixer les dispositions ayant pour objectif la prévention des infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication et leur répression, ainsi que celles relatives à la collecte des preuves électroniques y afférentes et à soutenir l’effort international dans le domaine, et ce, dans le cadre des accords internationaux, régionaux et bilatéraux ratifiés par la République tunisienne », lit-on dans le décret susmentionné.
Les autorités publiques doivent, lors de l’application des dispositions du présent décret-loi, respecter les garanties constitutionnelles, les traités internationaux, régionaux et bilatéraux y afférents ratifiés par la République tunisienne, et la législation nationale en matière des droits de l’Homme, des libertés et de la protection des données à caractère personnel, selon le deuxième article. Les services compétents des ministères de la défense nationale et de l’intérieur exécutent les ordonnances judiciaires relatives à l’accès aux systèmes d’information, données et informations stockées, chacun en ce qui le concerne, selon le quatrième article.
L’article 24 dudit décret-loi prévoit qu’il est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population.
Est passible des mêmes peines encourues au premier alinéa toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine, selon la même source. Et d’ajouter que les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé.
Ghada DHAOUADI