Depuis 2011, de nombreuses polémiques et controverses ont accompagné chaque commémoration de la révolution. Certains d’entre ces polémiques étaient autour des concepts et les définitions et si on pourrait appeler ce qui s’est passé une révolution, un soulèvement populaire ou un processus révolutionnaire continu ? En contrepartie, d’autres controverses ont été suscitées par les questions de démocratie, le bilan de l’engagement de différents gouverneurs et acteurs politiques aux slogans et aux revendications de la révolution et la comparaison de la situation générale du pays avant et après la révolution.
Récemment, le décret présidentiel n° 2021-223 du 7 décembre 2021, fixant dans son premier article le 17 décembre comme jour férié et date officielle pour fêter la révolution au lieu du 14 janvier, a créé une nouvelle controverse.
« Les jours fériés donnant lieu à congé au profit des personnels de l’Etat, des collectivités locales et des établissements publics à caractère administratif sont fixés comme suit :Nouvel an de l’hégire : un seul jour, Le Mouled : un seul jour, Aïd el fitr : trois jours, Aïd el idha : deux jours, Nouvel an : 1er janvier : un seul jour, Fête de l’indépendance : 20 mars : un seul jour, Commémoration des martyrs : 9 avril : un seul jour, Fête du travail : 1er mai : un seul jour, Fête de la République : 25 juillet : un seul jour, Fête de la femme : 13 août : un seul jour, Fête de l’évacuation : 15 octobre : un seul jour, Fête de la révolution : 17 décembre : un seul jour », indique l’article premier du décret Présidentiel n° 2021-223 du 7 décembre 2021, fixant les jours fériés donnant lieu à congé au profit des personnels de l’Etat, des collectivités locales et des établissements publics à caractère administratif .
Alors qu’une part de l’opinion publique et les différents activistes politiques et civiles refusent cette décision depuis sa parution tout en considérant qu’il s’agit d’une « atteinte à tout une voie inaliénable et indivisible », d’autres tiennent à défendre cette mesure estimant que le 14 janvier représente « la date du contournement et du reniement des véritables exigences et buts de la révolution ».
17 décembre – 14 janvier : Est-ce un processus divisible ?
Compte tenu que cette révolution a 386 Martyrs et environ 7363 blessés, nous nous sommes adressés à l’un des blessés de la révolution qui ont une priorité morale et éthique à cet égard, et qui sont plus dignes de s’y exprimer et d’être entendus…
Interviewé par le Temps, le blessé de la révolution Mouslim Gasdallah a indiqué que ce qui compte vraiment, pour les blessés de la révolution, c’est la réalisation et la concrétisation des revendications de la révolution et la reconnaissance de tous les détails et les sacrifices qui doivent êtres ancrés dans l’histoire de ce pays.
« Nous ne demandons rien de matériel et même nos demandes relatives à la publication des listes officielles qui reconnaissent les rôles de tout le monde et incluent les noms de tout le monde s’inscrivent dans le cadre de diligence pour que l’historique soit correctement écrite. D’autre part, et pendant que ces débats autour des dates se déroulent, je veux attirer l’attention sur le fait que la situation du pays est difficile et que les citoyens souffrent de différentes difficultés de vie. La meilleure chose à faire est donc de leur prêter attention et d’améliorer leur situation … Seulement cela pourrait traduire l’accomplissement des valeurs de la révolution dans son intégralité…», a-t-il expliqué. Et d’ajouter : « Je veux m’interroger, par cette occasion, sur de l’ouverture de la Fondation Fidaa. Malgré les recommandations adressées plus d’une fois à la Cheffe du Gouvernement de la part du Président de la République concernant le lancement des activités de cette institution, on n’a rien vu jusqu’à présent et nous voulons comprendre les raisons de cette procrastination …».
L’article 5 du décret-loi n° 2022- 20 du 9 avril 2022, relatif à la Fondation Fidaa pour la prévoyance des victimes d’actes de terrorisme parmi les militaires, les agents des forces de sécurité intérieure et des douanes ainsi que les ayants droit des martyrs de la révolution et ses blessés, stipule que « La Fondation Fidaa est chargée notamment de ce qui suit : La prévoyance des victimes d’actes de terrorisme parmi les militaires, les agents des forces de sécurité intérieure et des douanes ainsi que les ayants droit des martyrs de la révolution et ses blessés, et la prise des mesures nécessaires à même de garantir leur obtention des droits et avantages qui leur sont alloués par le présent décret-loi et par la législation en vigueur, L’assistance, l’appui et prise en charge des victimes d’actes de terrorisme parmi les militaires, les agents des forces de sécurité intérieure et des douanes ainsi que les ayants droit des martyrs de la révolution et ses blessés, dans tous les domaines dont notamment sanitaires, matérielles, sociales et d’enseignement, La mise en place et l’actualisation d’une base de données concernant les victimes d’actes de terrorisme parmi les militaires, les agents des forces de sécurité intérieure et des douanes ainsi que les ayants droit des martyrs de la révolution et ses blessés, Sauvegarder la mémoire des martyrs d’actes de terrorisme et de la révolution, et commémorer leur mémoire et rendre hommage à leurs sacrifices à travers des programmes et manifestations organisés en coordination avec les parties intéressées, L’accès à la composition des diverses commissions nationales et ministérielles ayant trait aux attributions de la Fondation, Emettre l’avis sur les projets des textes législatifs et réglementaires qui leurs sont soumis ».
Qu’en pensent les activistes ?
Dans une déclaration appelant à manifester ce 14 janvier contre un ensemble de questions relatives à des causes féministes, et ce, dans le cadre de la commémoration du 14 janvier sous le slogan « Mécontentes, Manifestantes, Défenseuses de nos droits ! », environ 80 femmes activistes et militantes féministes signataires ont noté que « le 14 janvier est une date qui ne peut jamais être supprimée d’un trait de plume et est une date ancrée en lettres de sang…».
Pour sa part, la militante au Parti patriotique démocratique socialiste ( PPDS), Randa Fhoula Othmani, a considéré, lors d’une déclaration accordée au Temps News, que la date du 17 décembre « ne peut, en aucun cas, être séparée du 14 janvier » et qu’il est très important « de préserver le 14 janvier dans le cadre de toute une histoire de lutte tracée par le peuple tunisien pour l’émancipation, la liberté et l’égalité sociale ».
« Ce sont des épisodes de la lutte continue menée par notre peuple contre le régime de Ben Ali et nous n’oublions pas la date du 12 janvier et le soulèvement populaire survenu dans la région de Sfax, qui a contribué à faire avancer le soulèvement populaire qui a ouvert la voie au 14 janvier. Pour la même raison, il est très important de préserver le symbolique et le statut du 14 janvier en tant que partie de l’histoire de notre peuple et de notre patrie en traçant la voie de l’émancipation, de la liberté et de la justice sociale. Il est, toutefois, nécessaire de consolider cette date dans la mémoire collective, d’autant qu’elle représente une consécration de la date du 17 décembre et a également marqué une accumulation davantage dans le sens du renversement du régime de Ben Ali. La suppression du 14 janvier des jours fériés officiels et la suffisance du 17 décembre peuvent, comme résultat, traduire un mépris pour le soulèvement populaire qui a, au moins, renversé la tête du régime à l’époque…», a-t-elle déclaré.
D’autre part, l’activiste politique et membre fondateur du groupe « Resist pour une alternative socialiste », Wael Naouar, a mentionné, dans une déclaration accordée au Temps News que le processus révolutionnaire du 17 décembre – 14 janvier est un processus interdépendant et cohérent, et que les deux dates sont étroitement liées malgré les divergences et le rythme des événements qui variait selon les détails qui étaient, à leur tour, diverses et nombreuses.
« Le processus de la révolution du 17 décembre – 14 janvier est un parcours entier et indivisible qui s’est déclenché par des mouvements populaires et sociaux sur le fond d’un état de tension que tout le pays a vécu. On aurait pu y mettre fin à Sidi Bouzid comme on l’a fait auparavant face à d’autres événements, mais la propagation des tensions atteignant la région de Kasserine et toutes les autres régions par la suite a donné un nouveau souffle à ce soulèvement et l’a également enraciné. Lorsque ce mouvement a touché les diverses catégories, y compris les élèves, et quand il s’est répandu dans les différents quartiers et secteurs, et même dans les facultés et les espaces syndicaux et droits humanistes; il s’est transformé en une véritable révolution. Et là, je pense que le 14 janvier ne peut pas être séparé du 17 décembre parce que qu’il représente la révolte des citoyens contre le discours du 13 janvier traduite par leur descente dans la rue le jour suivant et leur décision de se déplacer devant le siège du ministère de l’intérieur jusqu’ à ce que Ben Ali s’est échappé », a-t-il précisé.
Interrogée par le Temps News, la journaliste et activiste Myriam Bribri, a indiqué, à son tour , que certaines « tentatives de restreindre ou de limiter tout un processus révolutionnaire à une seule date » ont considérablement contribué à l’affaiblissement de l’unité nécessaire quant à l’achèvement de la défense des droits et des libertés. Dans le même contexte, notre interlocutrice a insisté sur son refus de renoncer, même légèrement, à la commémoration du 14 janvier dans tout son symbolisme.
« Nous aurions pu être tous unis à l’avenue Habib Bourguiba le 14 janvier pour défendre nos droits s’il n’y avait pas eu ces tentatives de limiter le processus de la révolution à une seule date… Personnellement, je ne suis pas prête à abandonner la commémoration du 14 janvier qui représente le souvenir de ma liberté et le souvenir de la libération du pays grâce à tout le sang versé et aux sacrifices consentis… », a-t-elle précisé en soulignant qu’il est « honteux d’insulter la révolution ou de tenter de la classer comme obsolète ».
Ayant contribué à la couverture et à l’appui de plusieurs événements et mouvements sociaux depuis 2011, Bribri nous a noté, en outre, que le processus du 17 décembre – 14 janvier représente pour elle une voie indivisible et basée sur un ensemble de dates indissociables.
« Pour moi, le processus 14-17 est vraiment indivisible …En fait, ces deux dates font également partie de toute une voie continue dont nous témoignons sa continuité jusqu’à présent. Si nous allons au-delà de cette question, nous nous retrouverons plus déterminés et prêts à défendre nos revendications et nous serions un jour tous unis et rassemblés sur l’avenue Habib Bourguiba afin de défendre nos droits… Mais malheureusement, les tentatives de limiter la révolution à une seule date ont contribué, à mon avis, à la propagation de la frustration chez les gens qui ont renoncé à classer la révolution comme étant une voie complète…» a-t-elle expliqué. Et d’ajouter : « Après 12 ans au cours desquels j’ai me suis déplacée dans différentes régions, assisté à de nombreux événements et écouté toutes les opinions et les diverses catégories, et malgré l’état de frustration généralisé et les obstacles, je considère que rien ne peut être une source ou une raison pour arrêter la poursuite et l’accomplissement de la voie révolutionnaire … Même la lassitude et l’épuisement ressentis par beaucoup actuellement en 2023 font partie de cette voie et de ce processus.. D’ailleurs, si ces gens-là n’avaient pas vraiment cru à la révolution, ils ne l’auraient pas senti… Alors on ferait mieux de ne pas abandonner nos rôles, de rassembler nos forces et de tenir bon à tous nos droits, notamment la liberté d’expression parceque la poursuite de cette situation de frustration et de craintes sont parmi les raisons pour lesquelles les gouvernements et le régime deviennent de plus en plus autoritaires… ».
Rym CHAABANI