Menée par Sofien Rejeb
La cession de la participation de Tunisie Telecom dans le capital de Mattel, au profit de l’un de ses actionnaires, serait directement gérée par le Ministère des technologies de la communication et de l’économie numérique de Tunisie, tutelle de l’opérateur historique, faisant fi des réserves formulées par plusieurs parties prenantes, au détriment du contribuable tunisien.
Notre enquête s’est déclenchée suite à une info fournie par un collègue journaliste spécialisé et connu sur la place africaine. Selon notre source, Tunisie Telecom « braderait » sa participation dans Mattel, au profit de l’un de ses partenaires historiques, entre autres une opération de « back-to-back ». Un mécanisme financier, couramment pratiqué par des places financières suisses, permettrait de générer une plus-value fort substantielle (pouvant approcher deux fois la valeur du montant accepté par Tunisie Telecom), ce qui va léser l‘entreprise publique tunisienne, et, finalement, le peuple tunisien.
Nous avons approché plusieurs sources et des parties impliquées dans l’affaire en Tunisie et en Mauritanie, pour évaluer l’opportunité, la transparence, et les arguments avancés, relatifs à la cession des titres détenus par Tunisie Telecom dans le capital de Mattel, l’un des 3 opérateurs de télécommunications en Mauritanie.
L’opérateur tuniso-mauritanien est né en 2000 d’un partenariat tripartite entre Tunisie Telecom, détenant 51% du capital, et ses associés mauritaniens BSA et Comatel, qui se partagent équitablement les 49% restants.
Il est possible que l’une ou l’autre de nos sources, notamment partie prenante du processus de vente, puisse pencher pour l’une des parties actionnaires de Mattel, d’autant plus que l’un d’eux, Mohamed Bouamatou, est une personnalité mauritanienne connue en Tunisie, active en politique, et intéressée depuis longtemps par les affaires à Tunis. Avant le 14 janvier 2011, il a investi notamment à hauteur de 3,5 millions USD, soit 39% dans le capital de la compagnie aérienne Mauritania Airways (avec Tunisair à 51% et l’Etat mauritanien à 10%), société tombée rapidement en faillite, à propos de laquelle il poursuit le transporteur national en justice revendiquant des dommages et intérêts colossaux.
Tensions entre actionnaires et rejet de l’offre d’Orange
Les deux actionnaires mauritaniens, Mohamed Bouamatou (BSA) et Bechir El Hassen (Comatel), longtemps très proches partenaires d’affaires, liés par des liens de sang et d’alliance, sont devenus subitement les ennemis irréductibles les plus connus de la capitale mauritanienne. Cet état de fait est l’un des facteurs sous-jacents de l’état des relations croisées entre les 3 actionnaires de Mattel.
Depuis le rejet par Tunisie Telecom de l’offre d’Orange en décembre 2013, la tension entre actionnaires semble souvent prendre le dessus sur la collaboration étroite. Les résultats négatifs et les difficultés de l’entreprise ont contribué à alimenter les contentieux. Bechir El Hassen (Comatel) a essayé tant bien que mal de protéger les intérêts de l’ensemble des actionnaires pendant les 10 années d’exil du patron de BSA, pris pour cible par son cousin-président de la République Ould Abdel Aziz. La contrepartie financière de la licence 2G a été renégociée (alors que Mattel était sur le point de décider la cessation d’activité par résolution soumise à l’AGO du 28/05/2015), ainsi que trois redressements fiscaux en 2016, 2019 et 2021.
Entre temps et en 2016, BSA a engagé un arbitrage international contre Tunisie Telecom, puis une plainte au pénal en Mauritanie contre Tunisie Telecom et Mattel en 2017, classée par le parquet. Autant de conflits qui ont amené les actionnaires à relancer la vente de Mattel en 2020.
Le processus de vente a été engagé d’un commun accord et les offres dépouillées et évaluées par le consortium de banques d’affaires recruté par les trois actionnaires (consortium MFC Dubai et CAP Bank Tunisie). Au terme de la négociation avec Axian, fin janvier 2022, Tunisie Telecom et Comatel ont confirmé leur accord pour la cession, BSA a refusé de signer sans explication aucune. Le processus est alors relancé avec les deux autres candidats : Orange et Telecel. Cinq mois plus tard, les négociations aboutissent à la finalisation d’un contrat de vente avec Telecel. Tunisie Telecom et Comatel ont toutes signé conjointement cet accord le 30/05/2022. Toutefois, BSA a de nouveau refusé de valider la cession, malgré une proximité apparente avec Telecel. Orange finira par s’aligner sur les soumissions d’Axian et de Telecel, mais son offre sera aussi rejetée par BSA.
Violation du pacte signé par les trois actionnaires de Mattel
Contrevenant à l’esprit du processus, BSA soumet alors une offre, couvrant seulement les 51% de Tunisie Telecom, violant ainsi les engagements du pacte signé par les trois actionnaires de Mattel, mais aussi ceux du pacte entre actionnaires mauritaniens (qui prévoit une gestion conjointe et solidaire des intérêts mauritaniens).
Les deux banques d’affaires, commissionnées pour accompagner le processus, n’ont pas tranché en faveur d’un deal avec BSA, probablement à la suite d’une réserve de leur département du risque juridique. Il est dans ces conditions troublant, sous réserves d’une explication claire à l’opinion publique, que Tunisie Telecom, ou plutôt sa tutelle, ait choisi la voie d’une négociation exclusive avec BSA, s’exposant à un risque de contentieux majeur, plutôt que de rechercher avec BSA des solutions qui assurent l’intérêt de l’ensemble des actionnaires, et plus encore du contribuable tunisien. L’alternative serait de renégocier avec Orange (qui aurait fait savoir que sa proposition était susceptible d’être améliorée), un paiement cash pour 100% du capital, avec un ajustement du prix de cession qui tiendrait compte de la valeur de marché actuelle de Mattel. En effet l’offre de BSA propose un règlement en plusieurs phases, faisant courir un risque de défaut de paiement et le passage sous instruction de justice, bloquant toute l’opération. La question peut donc se poser d’un back to back envisagé par BSA au profit d’un acquéreur ami, pour une valorisation qui serait bien supérieure à celle offerte aujourd’hui. De plus, et d’après l’une des banques d’affaires, BSA aurait en effet refusé de s’engager sur le paiement de la commission de succès au consortium de banques d’affaires dans l’éventualité d’une cession ultérieure.
La précédente valorisation de Mattel , établie par Axian , basée sur des comptes intermédiaires au 30/09/2021, établissait une estimation de l’ordre de 100 MUSD. Les deux autres soumissionnaires suivants n’ont fait que reprendre cette base de valorisation proposée par Axian. Or, l’entreprise a réalisé des bénéfices substantiels en 2021 et 2022 (plus de 12 MUSD), avec une tendance 2023 fortement positive, ainsi qu’un renouvellement de l’ensemble de ses licences. De nouveau fortement bénéficiaire, 8 Musd en 2022, 13 Mus en 2023 (prévisionnel) et une estimation de 25 Mus en 2024, Tunisie Telecom percevrait la somme de 40 MUSD de Bouamatou pour ses 51% avec un paiement différé.
Or a la fin de 2023, la dette serait de 0 MUSD sur la base des résultats excédentaires des années 2021, 2022 et 2023 , et en appliquant le même multiple d’EBITDA, la valorisation nette de l’entreprise serait d’environ de 172 MUSD, soit un revenu potentiel de 83 MUSD pour les 51% de TT , donc plus que le double du prix de cession entériné et validé. Plus encore , l’auditeur de référence estime que compte tenu des estimations 2024 de la performance de Mattel, celle-ci vaudrait dans 3 semestres entre 200 MUSD et 250 MUSD.
La société Comatel, par la voix de ses avocats parisiens, a notifié à Tunisie Telecom qu’elle engagera immédiatement toute action nécessaire en vue de préserver ses droits dans le cas éventuel d’un scenario de vente à BSA, et ce en vue et de publier les éléments de preuves qu’elle détient, rendre claires les circonstances qui ont abouti à cette situation, les responsabilités engagées, et requérir les dommages et intérêts qu’elle jugera utiles.
Pourquoi courir un tel risque
Pourquoi le Ministère des Technologies de la communication et de l’économie numérique impose-t-il à Tunisie Telecom de courir un tel risque ? D’autant plus que les arguments avancés par l’entreprise n’annulent en aucune façon les zones d’ombres identifiées. Par exemple, l’arrivée imminente d’un quatrième opérateur en Mauritanie est une rumeur, agitée de temps à autre sur les 15 dernières années, et dont la véracité n’a pas été établie par le régulateur des télécom mauritanien. Et même dans ce cas-là, des mastodontes comme Orange ou Axian sont-ils a ce point ignorants pour rester passifs et ne pas parer à toute éventualité … ?
Pourquoi donc cette urgence à engager une cession contestée, alors que toutes les tendances économiques de Mattel se sont inversées ? Pourquoi les organes de gouvernance et de tutelle de Tunisie Telecom ne prennent-ils pas en considération tous les éléments relatifs à l’actualisation de la valorisation et au risque juridique encouru ?
Ces organes pourraient facilement lever toute opacité moyennant des actions logiques et simples telles que par exemple exiger une valorisation actualisée et expertisée de Tunisie Telecom, une garantie contre un « back to back » moyennant des clauses contractuelles de revente et le versement d’un complément de prix en cas de plus-value, ou encore une solution négociée et agréée par les trois parties de Mattel pour éliminer les risques vécus avec la Banque Franco Tunisienne, dont l’actionnaire a fait condamner l’Etat tunisien à une compensation de plus de 1 milliard USD …
En finalité, l’Etat tunisien est actionnaire majoritaire à la fois de Tunisie Telecom et de Tunisair, deux des plus grandes entreprises publiques tunisiennes. Le gouvernement semble ne pas retenir la leçon des positions prises par le patron de BSA contre Tunisair , et continue de lui faire les « yeux doux » dans le cadre de la cession de Mattel, sans prendre en considération le background juridique et économique de l’affaire « Mauritania Airways », et les dégâts occasionnés au niveau de la réputation.
Si par mégarde ou insouciance l’Etat tunisien vienne à négliger l’ensemble des informations listées par les lanceurs d’alerte et les parties prenantes, il court pour la énième fois le risque de s’empêtrer dans des imbroglios juridiques lourds, pour se trouver exposé à des dégâts et pertes économiques qui contribuent à remettre en cause la notoriété technique et d’affaires tunisienne.
Contacté à plusieurs reprises, le Ministère des Technologies de la communication et de l’économie numérique s’es abstenu de commenter. A noter enfin, que l’ancien Ministre des Télécommunications, sous Ben Ali, qui a veillé à la création de Mattel en 2000, a été poursuivi et lourdement condamné par la justice tunisienne, et s’est refugié en Mauritanie.