Alors que le processus de la réconciliation pénale lancé en mars 2022 traîne en longueur, le président Kais Saïed a limogé, vendredi, « avec effet immédiat » un membre de la commission ad hoc qui a été chargé d’instruire les dossiers.
Fatma Yaâcoubi, membre de la Commission nationale de conciliation pénale, avait annoncé, lors d’une rencontre avec le locataire de Carthage le 20 juin, dernier qu’un homme d’affaires soupçonné de corruption était prêt à s’acquitter de 30 milliards de dinars (10 milliards de dollars) contre une amnistie. (elle a même utilisé le mot Bilion (sic !)
« Un homme d’affaires tunisien en exil a fait une demande de réconciliation de près de 30 milliards de dinars, en dollars cela fait 10 milliards de dollars », avait déclaré Mme Yaâcoubi lors d’une visite du président au siège de la commission, selon une vidéo diffusée sur la page Facebook officielle de la présidence. « Trente milliards, cela veut dire trente mille millions de dinars », a-t-elle insisté lorsque M. Saied l’a interpellée pour vérifier qu’il s’agit bel et bien de milliards.
Le chef de l’Etat a ensuite noté que « si une telle somme pouvait provenir d’une seule personne, cela nous permettra d’éviter d’emprunter auprès d’une quelconque institution ».
Le montant mirobolant évoquée par le membre de la commission de la réconciliation pénale, qui semble avoir cherché à impressionner le président, a provoqué une énorme vague de moqueries sur les réseaux sociaux. La somme représente en effet à plus de quatre fois le montant du prêt que Tunis s’efforce d’obtenir auprès du Fonds monétaire international (FMI) !
Des investigations poussées ont permis de révéler qu’aucun homme d’affaires tunisien ne dispose d’une telle fortune qui l’aurait automatiquement placé dans les classements de milliardaires établis chaque année par les médias spécialisés Forbes et Bloomberg. Des membres de la famille de l’homme d’affaires présumé ont également démenti cette histoire cousue de fil blanc, notant que l’intéressé qui est poursuivi dans une banale affaire de chèques sans provision souffrait de troubles psychiatriques.
Le rêve à 30 milliards de dinars qui s’est rapidement évanoui est symptomatique des multiples faiblesses du processus de la réconciliation pénale. Le président de la République avait déjà limogé le chef de la commission composé de magistrats et d’organe de contrôle financier, lui faisant ainsi payer son échec à renflouer les caisses de l’Etat avec d’importantes sommes espérées.
Le décret-loi présidentiel sur la réconciliation pénale est censé éviter l’incarcération aux auteurs de délits économiques et financiers, en échange du versement de montants destinés à compenser les sommes détournées des finances publiques, avec en sus 10% d’intérêt par année, à compter de la date du délit. Il a pour objectif de substituer l’action publique ou les poursuites, procès, peines et réquisitions y découlant, qui ont été ou devant être présentées au profit de l’Etat ou de l’un de ses établissements ou quelconque autre partie, et ce, par le paiement de sommes d’argent ou la mise en œuvre des projets nationaux, régionaux ou locaux selon que de besoin.
Un rapport « douteux » datant de 2011
Les sommes qui seraient ainsi être récoltées devraient être affectées à la création de projets dans les régions les plus déshéritées. Les revenus des projets devraient être versés à hauteur de 80% aux délégations. Les 20% restants sont destinés aux collectivités locales, en tant que contributions au capital de sociétés communautaires.
En présentant le décret, Kaïs Saïed avait évoqué une liste de 460 hommes d’affaires qui auraient « pillé » entre 10 et 13,5 milliards de dinars en détournant des fonds ou en commettant divers délits économiques et fiscaux comme le blanchiment d’argent, le détournement de fonds publics, l’abus de biens sociaux et les fraudes fiscales.
Depuis, cette fameuse liste est restée confidentielle. Selon plusieurs sources, le président faisait référence à un rapport élaboré en 2011 par l’ancienne commission d’investigation sur les faits de corruption et de malversation, qui était présidée par le juriste défunt Abdelfattah Amor. Et c’est là que le bât blesse. Au moment même de sa publication, ce rapport avait été déjà qualifié de « tissu de mensonges » par plusieurs analystes. Des hommes d’affaires cités dans le rapport avaient alors affirmé avoir livré à la commission des documents prouvant l’origine légale de leur fortune qui n’ont jamais été publiés.
De plus, plusieurs personnes visées ont été traduites ont justice sur la base des faits cités dans le rapport. A quelques rares exceptions, l’ensemble de ces hommes d’affaires ont été blanchis par les tribunaux après avoir réussi à prouver que leurs biens n’étaient pas mal acquis.
Le montant total de l’argent « pillé » englobe par ailleurs des participations dans plusieurs entreprises qui ont été déjà confisquées par l’Etat aux membres du clan Ben Ali-Trabelsi. Certaines de ces entreprises ont été déjà cédées par Al-Karama Holding, la société chargée de gérer les biens confisqués, dont Ennakl, Alpha Ford et City Cars.
D’autres hommes d’affaires véreux cités dans le rapport de la commission d’investigation sur les faits de corruption et de malversation ont d’autre part réussi à passer entre les mailles des filets et à placer leurs fortunes dans des paradis fiscaux à l’étranger, ce qui rend la restitution de leurs biens une tâche extrêmement longue et compliquée.
Compte tenu de ces nombreux facteurs, les sommes espérées dans le cadre de la réconciliation pénale ne peuvent en aucun cas être prises pour de l’argent comptant. Selon une source proche de la commission de la réconciliation pénale, le processus aboutirait dans le meilleur des cas à la collecte de quelques dizaines de millions de dinars. Le compte spécial ouvert au trésor public sous la dénomination « Compte des recettes de la réconciliation pénale pour le financement des projets de développement » n’affiche pour le moment qu’environ 5 millions de dinars, d’après cette même source qui a préféré garder l’anonymat.
Walid KHEFIFI