Interview exhaustive que celle que nous a accordée Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères. Il nous parle de tout : diplomate de carrière, fils du ministère, il brasse large sur les questions de l’heure et s’attelle, en symbiose avec le président de la République, à redorer le blason d’une diplomatie tunisienne ayant perdu ses inamovibles repères durant une décennie à marquer d’une pierre noire. Interview.
Entretien conduit par Sofien REJEB
Le Temps : M. le ministre, commençons si vous le voulez bien avec la teneur de la troisième session de la commission de suivi et de concertation politique entre la Tunisie et l’Arabie Saoudite et qui s’est tenue à Ryadh, il y a quelques jours : quel en fut le résultat ?
Nabil Ammar : Effectivement, j’ai présidé avec mon collègue, le prince Faiçal Ben Farhane ben Abdellah Al Saoud, la tenue de cette session. Les travaux ont été axés sur l’évaluation des relations tuniso-saoudiennes, ainsi que la situation générale sur le plan régional et international. Il va sans dire que le socle de ces échanges se nourrit des excellentes relations entre les deux pays. L’Arabie Saoudite a toujours été d’un soutien inamovible en faveur de la Tunisie, c’est qu’a confirmé mon collègue saoudien qui a exprimé la confiance de son pays au processus de la haute gouvernance en Tunisie et la capacité de notre pays à transcender les difficultés. L’Arabie Saoudite tient à renforcer ces liens de coopération et se tient aux côtés de la Tunisie. Ceci dit, nous avons convenu que la tenue de la grande commission mixte se déroulera avant la fin de l’année en cours, ce qui est susceptible d’insuffler davantage la dynamique de la coopération entre nos deux pays.
Après un certain retard et une longue attente quant aux postes vacants dans bon nombre d’ambassades et autres chancelleries, le mouvement dans le corps des diplomates s’est enfin opérés, mais selon certains critères nouveaux : qu’en est-il au juste ?
–Le retard enregistré tient à certaines questions objectives. Il est indéniable que nous devons miser des responsables à la tête de nos ambassades qui aient le profil idoine, parce que les ambassades ont, entre autres rôle, la défense de notre politique d’Etat et des positions de l’Etat tunisien dans tous les domaines.
Nous avons donc colmaté les brèches et cela continue sur des bases objectives.
Nous avons adopté, pour les besoins de ce mouvement annuel, des critères rigoureux et nos diplomates en ont été sensibilisés. Compétence, droiture, et le profil du candidat qui soit en harmonie avec le pays où il sera désigné tout en tenant compte de la langue. Nous avons d’ailleurs mis en place une commission chargée d’examiner les candidatures selon les critères précités. Tout s’est fait dans la transparence.
Vous avez adopté récemment une restructuration au sein du ministère et un nouvel organigramme : qu’en est-il ?
–C’est une question de bonne gouvernance. Le ministère regorge de compétences dont le potentiel est resté inexploité, comme, par exemple, les diplomates de retour au ministère après leur fin de mission à l’étranger. Il fallait donc remédier à l’immobilisme de ces dernières années. Donc, 40 cadres supérieurs se voient confier des responsabilités pour mieux booster la dynamique diplomatique à laquelle nous aspirons. Nous nous attelons ainsi à insuffler un nouvel esprit et un souffle nouveau au sein du ministère.
Les tensions sont revenues en Libye et tout un chacun sait à quel point c’est sensible pour nous, du fait des répercussions politiques sociales et économiques sur notre pays. Comment voyez-vous cette donne et quel rôle pourrait jouer la Tunisie pour le retour à la stabilité en Libye ?
–Nous suivons la situation de près. Nous nous attachons à la stabilité en Lybie et, d’ailleurs, la Tunisie n’a eu que des attitudes positives sur la question, soit dans le concert international, que lors des concertations bilatérales. La Tunisie a aussi abrité bon nombre de nos frères responsables libyens, prônant le dialogue. La position de la Tunisie est claire et inamovible : la solution ne peut être que libyo-libyenne.
Nous avons aussi toujours rappelé à nos partenaires les lignes rouges tenant à la paix sociale dans notre pays ainsi qu’à la souveraineté. Le président Kais Saied est clair et intransigeant à ce niveau. Ce qu’il déclare à l’intérieur comme à l’étranger doit être pris en considération. C’est une question de souveraineté, immuable et inamovible. Nos partenaires doivent comprendre que la situation que traverse la Tunisie est la résultante de dix années de mauvaises gouvernances et les gouvernements qui se sont succédés durant cette décennie-là, en assument une grande part de responsabilité.
Le contexte géostratégique, la situation en Libye et la guerre en Ukraine ont mis à mal nos équilibres macroéconomiques…
–Absolument. La Libye est un partenaire stratégique et historique, plus précisément dans la mobilité de la main-d’œuvre et des échanges commerciaux. Cela pénalise les exportations tunisiennes vers ce pays.
Quant à la guerre en Ukraine, ses conséquences sont mondiales et en ce qui nous concerne, elle se répercutent sur l’économie tunisienne au regard de nos importations de blé et à l’ardoise des hydrocarbures.
Les autorités dans notre pays parlent de grands projets réformateurs et l’Etat comptait sur l’appui de nos partenaires, un appui qui ne vient toujours pas : est-ce le fait des pressions internes ?
–Aujourd’hui, et pour la première fois depuis 2011, il n’y a qu’une seule boussole orientée dans le sens d’un plan réformateur et salvateur. Or, la donne est complexe. Nos partenaires étrangers font des promesses d’appui, mais rien ne vient encore, puisque le développement économique est primordial, mais les campagnes haineuses et traîtresses font qu’il y a hiatus. Elles ont un effet négatif sur la Tunisie, puisque les pamphlets de l’intérieur conditionnent la vision de nos partenaires étrangers tout autant que les instances internationales. Les esprits malfaisants font le contraire de ce qu’ils prétendent vouloir pour le pays. Tout se fait en somme pour semer la discorde.
Les relations tuniso-italiennes se sont renforcées ces derniers temps et cela a fait que l’Italie est devenue le principal défenseur de la Tunisie sur l’échiquier international, comme en témoignent les fréquents visites de Mme Meloni à Tunis. Est-ce conjoncturel et strictement dicté par le dossier migratoire, ou simplement le prolongement d’une amitié séculaire entre les deux pays ?
–Ne nous y trompons pas : les relations avec l’Italie sont historiques. Les chiffres sont d’ailleurs éloquents. L’Italie est aujourd’hui notre premier partenaire au niveau des avec un volume d’échanges et d’investissements de l’ordre de 7 milliards d’euros. Ajoutez à cela le fait que l’Italie est notre premier partenaire au niveau des échanges commerciaux et qu’elle compte 900 entreprises implantées en Tunisie et qui emploient 70 mille personnes.
Quant au dossier de la migration ou de l’immigration, il concerne l’Europe tout entière. A notre niveau, nous travaillons avec nos partenaires sur des solutions en profondeur. En tous les cas, résoudre ce problème ne doit pas se faire à nos dépens. La Tunisie réserve un traitement humain aux immigrés sub-sahariens, mais ces immigrés doivent aussi se conformer aux lois du pays. Je ne pense pas qu’il existe un seul pays au monde qui accepte qu’on transgresse ses frontières de manière illégale. Pour le reste, la Tunisie ne sera jamais le gardien de l’Europe dans la Méditerranée.
Les intrusions intempestives de l’étranger dans notre politique intérieure ont eu pour effet d’entraver les aides normalement dévolues pour notre pays. Des ambassadeurs en Tunisie parlent de droits de l’Homme et leurs pays entendent nous donner des leçons à ce niveau.
-La Tunisie est un pays démocratique, elle ne vit pas en marge de la démocratie, sauf que c’est aussi un Etat de droit. Appliquer la loi, à l’évidence, ça dérange.
Oui, mais d’aucuns, certains pays instrumentalisent le dossier de la migration à dessein…
-Ceux qui instrumentalisent ce dossier devraient plutôt s’atteler à aider les pays dont partent les immigrés. Il faut tout un travail consistant à analyser les causes et non pas uniquement les conséquences. C’est la perte d’espoir et face à des horizons bouchés qu’ils choisissent l’exode. Sur leur chemin, la Tunisie. Dans leur esprit c’est un pays de transit vers l’Europe, mais ils peuvent aussi décider de s’y installer.
Dans les deux cas, et en filigrane, il existe la traite des êtres humains, et la solution requiert un élan de solidarité tous azimuts, seul moyen d’en finir avec les techniques ignobles de l’instrumentalisation. En Tunisie, il n’existe guère de discrimination raciale et vous avez vu que l’octroi du prix à Saadia Mosbah par le secrétaire d’Etat américain a soulevé des polémiques, du fait d’un commentaire non-adéquat de l’ambassade US en Tunisie. Elle s’en est ensuite excusée.
Peut-on affirmer que le dossier du FMI est désormais clos du fait que la Tunisie n’en a pas accepté les injonctions ?
–Non, le dossier n’est pas clos. Vous savez que des négociations de ce genre obéissent à une dialectique, ce que l’on veut et ce que l’on peut. Mais, en ce qui nous concerne, il y a une ligne rouge : la paix sociale et la stabilité du pays. Le prêt tel qu’assorti de telles exigences, ce n’est vraiment pas vivable pour nous. On ne badine pas avec la paix sociale et la Tunisie n’est pas prête de subir des diktats d’où qu’ils viennent.
-Vous avez récemment participé au sommet des BRICS à Saint Pétersbourg : les analystes spéculent déjà sur les intentions de l’Etat : faut-il s’attendre à ce que la Tunisie rejoigne ce nouveau groupement ?
-Nous entretenons de bonnes relations avec beaucoup de pays qui ne sont pas forcément d’accord entre eux.
Pour nous, il s’agit de constantes, plutôt de constante de la diplomatie tunisienne. Nous avons de bonnes relations avec l’Occident et les Etats-Unis. Et que nous ayons de bonnes relations avec la Chine, la Russie, le Brésil et avec les autres pays des BRICS, ce n’est nullement antithétique.
Parce qu’il faut intégrer la dimension séculaire de la diplomatie tunisienne : pas d’alignement sur un groupe au détriment d’un autre. Nous sommes toujours dans la logique du partenariat, un partenariat en toute souveraineté.
-Ne jugez-vous pas que le différend avec le Maroc a un peu trop duré ?
-Le Maroc a, en l’occurrence, rappelé son ambassadeur à Tunis pour consultations, et nous en avons fait de même.
Notre communiqué était clair : la Tunisie tient à préserver ses relations fraternelles et historiques avec le royaume du Maroc et son peuple frère. Sauf qu’il y a une constante : le parallélisme des formes. Nous ne nous permettons pas de nous immiscer dans les affaires internes des pays amis, et nous refusons toute intrusion dans nos affaires à nous.
-On assiste actuellement à une vague de normalisation de la part de certains pays arabes avec Israël : quelle position de la Tunisie face aux tentatives de l’impliquer dans ce processus ?
-Le Président de la République est clair : il a réitéré la position tunisienne à ce niveau, refusant toutes les pressions et affirmant que le terme « normalisation » n’existe pas pour lui. Ligne rouge donc.
-Le dossier des deux journalistes Nadhir Ketari et Sofien Chourabi semble être occulté, alors que l’on en est à la neuvième année depuis leur « disparition » : y aurait-il du nouveau ?
Non le dossier n’est pas occulté et il figure toujours dans nos discussions avec les parties libyennes. Nous cherchons à connaitre la vérité dans un dossier sombre et compliqué. Je comprends la douleur des familles, mais la vérité finira par émerger.