L’agression ou la violence à caractère sexuel constituent toute forme de violence commise par le biais de pratiques sexuelles ou en ciblant la sexualité. Des gestes, des paroles, des comportements ou des attitudes à connotation sexuelle non désirés, exprimés directement ou indirectement, y compris par un moyen technologique, sont des violences sexuelles. Partout dans le monde, des jeunes, des femmes et des filles sont exposés à la violence et notamment aux violences sexuelles, qui provoquent toujours de graves dommages physiques et psychologiques. En Tunisie, le bulletin statistique des activités des délégués à la protection de l’enfance de 2022 Indique que le nombre de signalements avérés de cas d’enfants agressés sexuellement est de 1415 cas en 2022 par rapport à 1515 cas en 2021, enregistrant une régression de près de 7 pour cent entre les deux années. Les victimes sont 71℅ des filles contre 29℅ de garçons. Les explications de Faouzia Chaabane Jabeur, Présidente de l’association SAWN de protection des enfants et adolescents contre la violence et les abus sexuels
Le Temps.news : Comment se manifeste l’agression sexuelle à l’égard des enfants ?
Faouzia Chaabane Jabeur : L’agression ou la violence sexuelle à l’égard des enfants est définit comme tout acte, parole ou geste à caractère sexuel commis par un individu envers un enfant, visant à le soumettre à ses propres désirs sexuels ou à ceux d’autrui en utilisant la force, la manipulation, le dol, la contrainte ou la menace explicite ou implicite. Une agression sexuelle peut être avec ou sans contact physique et porte atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant et à son intégrité physique et psychologique.
On peut répartir les agressions sexuelles comme suit :
– Les actes portant atteinte à la pudeur : prononcer des paroles ou faire des gestes à connotation sexuelle devant l’enfant, montrer à l’enfant des images ou des vidéos ou une scène sexuelle vivante, regarder les zones intimes de l’enfant avec insistance ou se dénuder devant l’enfant en lui montrant ses organes sexuels.
– Le harcèlement sexuel : l’agresseur se montre de plus en plus insistant et peut passer actes à connotation sexuelle sans contact physique aux attouchements sexuels.
– Les violences sexuelles en ligne : désignent tout acte sexuel ayant lieu en ligne ou par l’intermédiaire d’applications technologiques. Elles comportent aussi l’envoi et la diffusion des contenus numériques à caractère sexuel. Les enfants sont de plus en plus menacés par ce type de violence en raison de leur accès aux outils technologiques.
– Le viol : est tout acte sexuel avec pénétration et c’est le type le plus grave d’agressions sexuelles.
– L’exploitation sexuelle : ou une personne profite du corps d’un enfant à des fins sexuelles en vue d’en tirer un avantage (financier ou autre).
Quels sont les signes les plus révélateurs d’abus sexuels qui doivent nous interpeller pour agir ?
Les signes d’un abus sexuel varient d’une victime à l’autre et dépendent du type de l’agression. Certains signes sont patents et détectables par les parents ou les personnes en charge de l’enfant, d’autres sont latents et ne peuvent être diagnostiqué que par un professionnel/ spécialiste et après examen approfondi. Les agressions sexuelles avec contact peuvent laisser des signes physiques observables tel que des ecchymoses, des rougeurs ou irritations des parties génitales, des infections urinaires…Outre les signes psychosomatiques (les céphalées, les maux du ventre les nausées et les vomissements…), la victime peut également avoir des signes comportementaux et psychologiques qui témoignent d’un changement brutal de son comportement et de son état psychique. On peut constater un changement d’habitudes vestimentaires et alimentaires, une chute de résultats scolaires, une distraction et un besoin de s’isoler ou de fuir son cercle relationnel, une peur inexpliquée, des troubles de sommeil et des cauchemars, des troubles de contrôle sphinctérien et une régression des fonctions acquises …Les adolescents et préadolescents peuvent souffrir de troubles alimentaires comme la boulimie ou l’anorexie et avoir des comportements d'automutilation, des conduites à risques telle que la consommation de drogue et d’alcool, les fugues et même des tentatives de suicide.
Comment repérer un enfant victime de violences sexuelles ?
L’observation de son enfant est un outil efficace de détection de tout changement. Être attentif et bienveillant en prodiguant les soins quotidiens à l’enfant permet aux parents de repérer le moindre signe physique et psychologique et d’être alerté à temps en cas de doute d’une éventuelle agression. Il faut noter que l’observation d’un ou de plusieurs signes ne signifie pas forcément que l’enfant a été agressé sexuellement. En l’absence de sa parole ou de signes physiques alarmants, il faut qu’il présente au moins trois signes comportementaux et psychologiques concomitants pour émettre une telle hypothèse. L’agression sexuelle reste à infirmer ou à confirmer par un spécialiste.La communication efficace et positive entre les parents et les enfants favorise aussi bien la prévention que la détection à temps d’une éventuelle agression sexuelle. Être réceptif, empathique et à l’écoute active de son enfant en lui servant de confident (e) sécurisant permet à ce dernier de développer sa confiance en soi et de s’ouvrir en verbalisant tout ce qu’il éprouve et tout ce qu’il ressent sans se sentir coupable. Cela lui permet de se sentir étayé et sécurisé et de pouvoir demander de l’aide en cas de besoin.Pour prévenir les enfants des abus sexuels, une bonne communication au sein de la famille est très importante, en plus des règles simples à apprendre à l’enfant autour de la notion de limites.
Pourquoi est-il si difficile pour un enfant victime de parler de ce qu’il a vécu ?
L’enfant n’a pas toujours les capacités et les connaissances qui lui permettent d’exprimer ce qu’il a subi, souvent il ne comprend pas ce qui lui arrive ou il le comprend tardivement. À défaut de la présence d’une personne de confiance dans son entourage, il continue son silence par peur d’être démenti ou pas cru.Il est encore plus difficile de parler lorsque l’agresseur est un membre de la famille. Au début la victime n’arrive pas à identifier les gestes à connotation sexuelle comme agressions, elle les confond avec les gestes d’affection et de tendresse. Une fois gênée, elle rentre dans une phase de doute exploitée par l’agresseur pour exercer sa manipulation affective afin de la saisir sous son emprise. L’agresseur ne tarde pas à changer de tactique et passer d’un niveau de manipulation à un autre plus élevé pour maîtriser sa victime et garantir son silence. Sous l’effet de la menace ou du chantage et par peur de représailles la victime ne parle pas. Dans certains cas, l’enfant se sent coupable, il regrette le fait d’avoir croisé l’agresseur ou de ne pas lui avoir dit « non » pour empêcher l’agression, il préfère garder le silence pour ne pas être puni ou subir des reproches. Les stéréotypes sociaux et la perception de la sexualité comme sujet tabous avec son interdiction ferme en dehors du cadre de mariage conduisent à la stigmatisation des victimes. Elles sont parfois considérées comme davantage coupables que l'agresseur lui-même.
Que faire face à une situation de maltraitance infantile ?
En cas de maltraitance infantile, la première des choses qui vient à l’esprit est de savoir comment arrêter cette maltraitance et protéger l’enfant ? Le code de la protection de l’enfant de 1995 a introduit l’obligation de signalement des cas de maltraitance au délégué à la protection de l’enfance qui assurera la protection sociale et interviendra auprès du procureur de la république et le juge de la famille pour la protection juridique . Ce devoir incombe à toute personne adulte et surtout aux professionnels en contact avec les enfants. Il y a aussi une ligne verte 1809 pour signaler de tels cas. Sur le plan pratique, quelle que soit la personne qui, a été choisie par l’enfant pour être sa personne de confiance (confident/e), l’accueil de la parole de l’enfant doit respecter des règles : essayer de trouver un cadre calme avec le moins de bruits et de parasites possible, prendre une posture accueillante et bienveillante envers l’enfant en gardant une distance sécurisante (pas trop proche ni trop loin), ne pas dominer l’enfant en restant debout et ne pas le bousculer pour faire accélérer le débit de son récit, faire preuve de patience, d’écoute active et d’empathie et se contenter de lui poser des questions ouvertes pour le relancer en cas de longs moments de silence, le laisser finir son récit et reformuler ce qu’il a dit en utilisant ses propres mots afin de s’assurer d’une bonne compréhension du récit et bien gérer ses émotions et surveiller sa communication non verbale et ses gestes
À partir de quel âge peut-on faire de la prévention?
La prévention est le premier niveau de protection des enfants, contre tout préjudice psychologique ou physique. Comme toute autre prévention, elle reste plus efficace et plus pertinente lorsqu’elle est faite précocement et dès le plus jeune âge de l’enfant, c’est-à-dire 3 ou 4 ans. À cet âge on ne parle pas, évidemment d’agressions sexuelles, pour ne pas les traumatiser et nuire à leur développement psychosexuel équilibré. L’éducation à la prévention se fait en traitant les notions de limite et les règles de sécurité et de prudence favorisant le développement de ses mécanismes d’autoprotection. La notion de limites pourrait être inculquée directement par les parents à partir d’un certain âge. Toutefois elle est intériorisée par l’enfant avant même l’acquisition du langage à travers l’observation des comportements des autres et leur façon de respecter les limites, par exemple, ne pas se changer devant les autres, ne pas tolérer certains gestes… On fait aider l’enfant à prendre conscience, de l’importance et de l’intimité de son corps est le pilier de cette éducation à la prévention. Avoir en tête les règles de sécurité : Ne pas se laisser toucher les parties intimes de son corps (cachées par les sous-vêtements), par quiconque même par les gens qu’on aime. Ne pas se permettre de toucher lui-même les autres personnes ou les autres enfants. Ne pas garder les secrets qui lui font mal et en parler à une personne de confiance dès qu’il y a un toucher ou un geste malsain.
Que doivent faire les parents lorsqu’un enfant parle de violences sexuelles ou lorsqu’ils soupçonnent qu’il est victime de telles violences ?
En accueillant la parole de l’enfant relatant des faits d’agressions sexuelles, il est très important d’essayer de se maîtriser émotionnellement et de garder son calme. Cela encourage l’enfant à parler et à décrire ce qui lui est arrivé sans blocage psychologique ni culpabilisation. Le parent ne doit pas réagir violemment ou d’une façon déplacée. Il doit maîtriser son envie de tout savoir et éviter de soumettre l’enfant à un interrogatoire, le mieux c’est de se contenter de lui poser des questions ouvertes, comme par exemple :racontes moi ce qui s’est passé ?… et après ? il ne faut pas bousculer l’enfant en lui montrant son impatience, il faut attendre sa réponse calmement en respectant les moments de silence. Cela incite l’enfant à continuer son récit sans contraintes ni peur. Le parent doit rassurer son enfant, faire preuve d’empathie, de compréhension et s’abstenir de lui suggérer des réponses pour ne pas biaiser son récit initial. Il doit éviter de le culpabiliser ou lui faire subir des reproches. Au contraire, il faut le complimenter pour son courage d’avoir parlé et lui confirmer son soutien et son aide inconditionnels. Il faut informer l’enfant des prochaines étapes à entreprendre ensemble notamment le signalement de l’agression auprès du délégué à la protection de l’enfance et de la police et la prise en charge psychologique.
La cyberviolence sexuelle prend la forme d’actes et de comportements sexuels non sollicités et non désirés à l’encontre des jeunes sur Internet, et elle augmente en fréquence et en intensité. Qu’en pensez-vous?
Avec l’utilisation croissante d’Internet, le phénomène d’utilisation abusive de ce réseau s’est accru à travers l’envoi, la vente et la promotion de matériel pornographique auprès des enfants, en plus de son utilisation pour les inciter à avoir des relations sexuelles ou à les exploiter et à les abuser sexuellement. En 2022, sur la toile, plus de 250 000 pages Web montrant des images ou des vidéos d’une agression sexuelle sur un enfant ont été dénombrées. Chaque page contient de une à des milliers d’images d’agressions sexuelles.La plupart des crimes sexuels contre les enfants sur Internet, sont commis au sein du foyer et de la famille, sans qu’ils soient remarqués. Ils peuvent parfois revêtir un caractère international si l’auteur se trouve dans un autre pays et est en mesure de contacter directement la victime via l’un des les usages électroniques courants (chats, sites de réseaux sociaux, e-mail). …)
En Tunisie également, l’accès à Internet est facilité et le nombre d’abonnés et d’utilisateurs des réseaux sociaux augmente de plus en plus. La cyberviolence sexuelle est en croissance malgré l’absence de statistiques publiées pour le prouver, ajoutées à la peur des enfants et l’inconscience des parents, qui ne dénoncent pas tous ces actes.
Une étude sur la cyber violence sexuelle en ligne, dans la région MENA, y compris en Tunisie, et à laquelle SAWN est associée, est initié par un groupe d’organisations (UNICEF/ ECPAT et INTERPOL) justement pour mesurer l’étendue, et évaluer les politiques publiques et les législations afin d’arrêter des recommandations par pays, pour prévenir ce fléau. La prévention passe inéluctablement par la sensibilisation et l’éducation .
Il incombe en premier lieu aux structures de l’État, de la société civile, des prestataires de services d’Internet et des réseaux sociaux et des médias de garantir le bon usage d’Internet.. Les parents doivent être à jour et connaître les nouvelles technologies, utiliser les programmes de contrôle parental, discuter avec les enfants sur les bienfaits et les risques des réseaux et d’Internet. Ils doivent constamment surveiller et suivre leurs enfants connectés pour éviter qu’ils ne soient trompés et attirés vers des sites interdits et ainsi exploités sexuellement.
Les violences sexuelles, drame plus courant qu’on ne le croit. Faut-il en parler davantage ou un sujet tabou ? Quel est le rôle de votre association ?
En Tunisie, le bulletin statistique des activités des délégués à la protection de l’enfance de 2022 Indique que le nombre de signalements avérés de cas d’enfants agressés sexuellement est de 1415 cas en 2022 par rapport à 1515 cas en 2021, enregistrant une régression de près de 7 pour cent entre les deux années. Les victimes sont 71℅ des filles contre 29℅ de garçons.
La diminution du nombre de signalements ne veut pas forcément dire que le nombre d’agressions sexuelles a réellement diminué. On ne dispose pas actuellement de données scientifiques randomisées sur la prévalence des abus sexuels sur les enfants. Les statistiques dont on dispose signifient que quotidiennement près de 4 enfants sont victimes d’agression sexuelle ce qui reste énorme compte tenu des effets néfastes et destructeurs sur les victimes et de leur entourage.
Ces chiffres ne représentent que la partie visible de l’iceberg car il est estimé, à l’échelle mondiale y compris en Tunisie, que seulement 10 ℅ des cas de violences sexuelles sont signalés. Les lourdes conséquences sociales endurées par la victime et sa famille les empêchent de parler et les incitent à se réfugier dans le déni et l’oubli. Cela laisse la victime fragilisée, opprimée et démunie face à l’impunité de son agresseur.
Le sujet est resté tabou mais les maux qu’encourent les enfants et les vies gâchées à cause des effets destructifs de ces abus sexuels nous incitent à en parler haut et fort. L’association SAWN de protection des enfants et adolescents contre la violence et les abus sexuels, joue un rôle précurseur pour lever le caractère tabou en commençant par afficher, dans notre nom, les mots violence et abus sexuels.
Depuis sa création en juillet 2018, l’équipe de l’association a déployé tous ses efforts pour mener, sur le terrain, des activités de sensibilisation et de prévention en adoptant une approche active et ludique. Ces activités ciblent les enfants de 10 à 13 ans, des adolescents de 14 à 18 ans avec une prévention des abus sexuels en ligne. D’autres activités de sensibilisation et de transfert de connaissances au profit des parents des enfants (surtout pour communiquer avec leurs enfants à ce sujet) sont tenues en parallèle avec les activités destinées aux enfants. En outre, l’association assure des sessions de formation pour les professionnels de l’enfance en détection d’abus sexuel sur un enfant.
En 2022, l’association a sensibilisé 681 enfants, 785 adolescents, 320 parents et a formé 325 professionnels de l’enfance. Ces interventions ont été réalisées, par une équipe de bénévoles, en majorité des psychologues, sur tout le territoire du pays. L’association intervient sur demande des institutions. Nos interventions sont gratuites et nous remercions, pour cela nos généreux donateurs du secteur privé, qui ont cru en nous et qui nous accompagnent par des financements depuis la création de l’association.
Estimant que le travail de prévention en bas âge est plus opportun pour les générations futures, SAWN, en partenariat avec le Ministère de la Famille, Femme, Enfant et Séniors, sur financement du Consulat Général de Monaco à Tunis et l’appui technique du Bureau Régional du Conseil de l’Europe à Tunis a mis en œuvre un projet pilote pour la formation des éducatrices des jardins d’enfants et celle des garderies scolaires accueillant des enfants de 4 à 7 ans pour les éduquer aux règles de sécurité et de protection des abus sexuels. . Ce projet pilote en deux phases, mis en œuvre en 2022 et 2023, a concerné 4 gouvernorats (Tunis, Ariana, Ben Arous et Tozeur). Ainsi, 21 cadres de l’inspection pédagogique (formatrices/teurs) ont été formés. Ils ont pu, à leur tour, former 162 éducatrices sur l’utilisation d’un référentiel d’activités pédagogiques pour faire passer les messages aux enfants en prévention des abus sexuels. Des activités dans les institutions ont été menées au profit des enfants et des parents. Les activités avec les enfants ont été précédées par des réunions de sensibilisation et d’information des parents, auxquelles 1818 parents ont assisté et ont grandement approuvé ce projet de prévention. A ce jour, 685 enfants de 4 à 7 ans ont été prévenus des limites et messages clés les protégeant des agressions sexuelles. Ce projet sera généralisé, nous l’espérons, en 2024 et 2025 par la formation en cascade sur tout le territoire du pays.De plus en plus, les abus sexuels sur enfants en ligne se développent et leur nombre augmente d’une façon vertigineuse dans le monde entier. A défaut de statistiques en Tunisie, on ne peut qu’estimer qu’il est urgent de trouver des programmes de sensibilisation des parents à ce sujet. Ce type de violences sexuelles en ligne, a les mêmes effets dévastateurs sur les enfants victimes.
Interview réalisée par Kamel BOUAOUINA