Les maths, cette matière si ardue, si ingrate quand on y peine, passage obligé pour un cursus brillant, juge de paix pour un passage en classe supérieure, sont contestées par les jeunes. Beaucoup de situations de notre quotidien font appel aux mathématiques. Il est vrai que les Tunisiens reconnaissent rencontrer des difficultés en mathématiques et ne pas aimer cette matière. Pourtant, les calculs peuvent servir dans de nombreux domaines et emplois de demain comme l’atteste Mohamed Jaoua, mathématicien et directeur de Pristini School of AI.
Le Temps.news : Qui est Mohamed Jaoua ?
Mohamed Jaoua : Je suis docteur ès-sciences mathématiques de l’Université Pierre et Marie Curie en 1983. J’ai été chercheur à l’INRIA et à l’École Polytechnique de 1975 à 1983, avant de rejoindre l’ENIT en qualité de professeur. Fondateur et directeur de 1991 à 1995 du pôle d’excellence scientifique (IPEST et École Polytechnique de Tunisie), j’ai regagné ensuite l’ENIT où j’ai fondé le LAMSIN, principal laboratoire tunisien de recherche en mathématiques appliquées, au sein duquel est abritée de 2002 à 2008 la Chaire UNESCO « Mathématiques et développement » dont je suis le titulaire. Je rejoins ensuite l’Université Nice Sophia Antipolis au sein de laquelle j’ai participé à la création de l’école d’ingénieurs Polytech’Nice-Sophia. Détaché en 2010 auprès de l’Université française d’Egypte, j’en assurerai la vice-présidence de 2012 à 2015. De retour en Tunisie en 2015, au sein d’Esprit dont j’ai été l’un des trois fondateurs en 2003, je fonde Esprit School of Business et la dirige jusqu’en 2021. Je suis aujourd’hui Directeur de Pristini School of AI et vice-président Maghreb de l’African Society for Data Sciences. J’ai présidé le CIMPA (Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées) de 2000 à 2004. Je suis chevalier de l’Ordre des palmes académiques (France) et de l’Ordre du mérite éducatif (Tunisie).
Comment en êtes-vous venu à faire des mathématiques ?
Naturellement, et pour ainsi dire par hasard, par élimination si j’ose dire. J’avais une certaine facilité, et une inclination pour les Maths. Je prenais donc du plaisir à en faire, mais de là à imaginer pouvoir en faire mon métier ! Comme tous les « bons élèves », j’étais plutôt destiné, c’était considéré comme le summum de la réussite dans notre société, à devenir médecin. Mais ça ne me tentait pas, et de plus la vue du sang me faisait tourner de l’œil. Un voisin à Ezzahra où j’habitais, coopérant français, m’a parlé des classes préparatoires dont j’ignorais tout, et je suis donc allé faire Maths Sup à Saint Louis. Puis, ma rencontre avec Mohamed Amara à la Faculté des Sciences de Tunis, puis celles avec Mohamed Salah Baouendi et Pierre-Arnaud Raviart à Paris, m’ont fait découvrir que les Mathématiques pouvaient aussi être bien davantage qu’une discipline, un métier et même un sacerdoce.
Quelles sont les raisons pour lesquelles les élèves raisonnent mal en mathématiques ? Comment explique-t-on ce blocage en mathématiques ? Certains font un lien très fort avec l’enseignant qu’ils ont eu. Ils pensent que leur compréhension dépend beaucoup de la personne qui enseigne.
Le raisonnement, ça s’apprend. Il repose sur la capacité de conceptualiser des objets pour en inférer des propriétés communes. Henri Poincaré disait à cet égard que « les mathématiques sont l’art de donner le même nom à des choses différentes ». Certains, peu nombreux, naissent avec cette compétence innée de conceptualisation. Les autres, la majorité, doivent l’apprivoiser, en maîtriser les règles, l’apprendre. Or notre école ne s’intéresse qu’aux premiers, puisque l’enseignement des Mathématiques y part des objets abstraits plutôt que des réalités concrètes que ces objets représentent et modélisent. En laissant ce faisant sur le carreau tous ceux qui n’ont pas la capacité de faire ce chemin par eux-mêmes.
Est-ce vrai que certaines personnes naissent fortes en maths et d’autres non ? Si oui, pourquoi ? Être bon en maths est-il inscrit dans les gènes ? Être bon en maths, c’est héréditaire ou pas ?
Oui, certainement. De la même façon que certains naissent doués en musique ou en dessin et d’autres en jardinage. Notre bon sens populaire dit bien que les doigts de la main sont inégaux. Dans une société, et même au sein d’une famille, les talents sont inégalement répartis. Le rôle de la famille, comme de la société, n’est pas de s’en tenir à ce qui est inné en nous, mais de partager leurs talents. Une partie des talents mathématiques est donc inscrite dans les gènes, sinon comment expliquer que je sois le seul mathématicien d’une famille de huit frères et sœurs ?
Comme pour tout, c’est le goût pour les choses qui détermine notre intérêt pour elles et nous permet d’accepter, et même de prendre goût, à la souffrance que représente le travail pour confirmer cette grâce que nous fait la génétique ou au contraire pour corriger la disgrâce dont elle nous a affublé. Même s’il y a une part d’hérédité, elle n’est pas à mon sens déterminante. C’est le travail qui est la clé de tout.
Est-ce que les garçons sont meilleurs que les filles en maths ?
Si l’on en croit les résultats du Bac tunisien, ce serait plutôt le contraire. Probabiliste et professeure franco-tunisienne de Mathématiques à Sorbonne Université et à l’École Polytechnique Nicole El Karoui faisait observer à cet égard que le fait que l’on soit « bon » ou pas en Mathématiques, dans les épreuves des concours d’accès aux grandes écoles ou d’agrégation par exemple est mesuré par des indicateurs genrés, privilégiant les qualités masculines, et notamment la rapidité d’exécution. Au détriment des qualités féminines, au rang desquelles la profondeur du raisonnement. Mais rien de surprenant à cela dans nos sociétés patriarcales, où les rôles des unes et des autres sont parfaitement déterminés. Mais que les sociétés accordent aux filles les mêmes chances qu’aux garçons, et elles voient naître en leur sein des Marie Curie, deux fois prix Nobel, et des Mariam Mirzakhani, médaillée Fields (équivalent du Prix Nobel pour les Mathématiques) en 2014.
Les Sfaxiens sont–ils plus doués en maths que les autres Tunisiens ?
J’ai intitulé mon livre « Destin de sta’ » en hommage aux Sfaxiens et aux qualités qu’on leur prête : ardeur à la tâche, goût du travail bien fait, frugalité dans l’existence. C’est à cela, et à rien d’autre, surtout pas à un quelconque don divin, qu’on peut imputer les résultats insolents qu’obtiennent leurs enfants au Bac. Pour ma part, j’ai grandi dans une famille qui avait deux religions : l’Islam, et les études. Et lorsque les deux venaient à s’opposer, mon père accordait toujours la priorité aux études. Car Dieu est miséricordieux, il accorde son pardon au pécheur, tandis que la vie ne fait pas de cadeaux.
Pensez-vous que les mathématiques sont une discipline plus difficile à enseigner que les autres ? Comment être pédagogue dans une matière où l’intuition (oserions-nous dire « le génie ») compte autant ? L’élève est au cœur de la réflexion : on se demande comment lui faire comprendre les maths et les assimiler.
C’est le cœur du sujet. Les Mathématiques sont enseignées à l’école comme si tout le monde était né avec « la bosse des Maths », en oubliant l’immense majorité de ceux qui n’ont pas eu cette chance. Résultat des courses : 8% de bacheliers Maths en 2023, et plus grave encore 60% de bacheliers orthogonaux aux Maths, réfugiés dans des filières qui les ont choisies plus qu’ils ne les ont choisis.
Or aujourd’hui, la nouvelle économie repose sur des compétences mathématiques : algorithmiques, analyse des données, intelligence artificielle, etc. La maîtrise de ces compétences ne peut rester l’apanage d’une infime minorité de la population. En 1956, à ceux de ses compagnons qui lui reprochaient l’adoption – à leur sens prématurée – du CSP, Bourguiba opposa que « on ne peut pas construire une nation en tournant le dos à la moitié de sa population ». Alors que dire lorsqu’on tourne le dos à 60% de notre jeunesse aujourd’hui ?
Les pays qui se sont préoccupés du sujet, Singapour en tête, ont donné naissance à une pédagogie des Mathématiques plus inclusive, moins « paresseuse ». Et ça marche ! Depuis des années, et encore en 2023, Singapour caracole en tête des classements PISA et TIMS, qui mesurent le degré d’acquisition des compétences mathématiques à la sortie du collège.
Y a-t-il des mathématiciens, des mathématiciennes ou des mathématiques qui vous ont marqué ?
Bien entendu, on se construit en s’identifiant à des figures tutélaires, à des icônes. Plusieurs ont jalonné mon parcours. Il y a eu Si Mohamed Amara que j’ai déjà cité, et Si Mohamed Salah Baouendi, dont le fils vient d’obtenir le prix Nobel de Chimie. Ils ont tous deux été les architectes de l’école mathématique tunisienne, et c’est grâce à eux que j’ai fait des Maths le moteur de ma vie. D’autres m’ont marqué, auxquels je rends également hommage dans mon livre. Notamment à Monsieur Chikly, mon instituteur de CM2 dans l’école rurale de M’Ghira, à qui je dois tant. Il y a beaucoup d’autres, Pierre-Arnaud Raviart mon directeur de thèse Jean-Claude Nédélec, Jacques-Louis Lions le fondateur de l’école française de Mathématiques Appliquées. Enfin, Abbas Bahri (RIP), trop tôt disparu, mon ami en mathématiques comme en politique durant mes années parisiennes et bien au-delà. De ce géant qui était mon cadet, j’ai davantage appris que de nombre de mes aînés.
Certains élèves décrivent l’aspect inutile des maths pour eux. Ils ne voient aucune application dans la vie courante. C’est pour eux une source de démotivation énorme. Comment relier l’enseignement des mathématiques à la réalité du quotidien ?
C’est le grand sujet, et c’est l’objet de la méthode de Singapour de sortir de ce cercle vicieux, en reposant l’enseignement des Maths sur le triptyque concret-image-abstrait. En rendant les mathématiques concrètes, en les rapprochant des préoccupations des gens, on les rend plus perceptibles à tous. Galilée disait que l’univers est écrit en langage mathématique. Mais au fil des âges, on n’a gardé que le langage, en oubliant l’univers. Il faut les réconcilier à nouveau en donnant à comprendre le pourquoi de la création des objets mathématiques. Ce n’est pas une création gratuite de l’esprit, mais une création permettant d’expliquer notre monde et de l’améliorer.
Les maths, est–ce une science qui est faite pour certaines personnes, une élite mais qu’on veut faire appliquer à tout le monde ? A quoi ça sert ?
Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Les Maths sont une science pour tous, mais qu’on a accolée à une élite parce qu’on en a fait un outil de sélection scolaire notamment, plutôt que de formation de l’esprit, de tous les esprits. Aujourd’hui, l’évolution du monde nous rappelle que les Maths sont utiles, et même indispensables, à l’exercice de tous les métiers. Pendant le covid, on a ainsi vu défiler à la télé des médecins qui étaient surtout statisticiens et analystes des données de la pandémie. Et c’est grâce à cette maîtrise qu’ils ont réussi à inverser les courbes de propagation, en l’absence de vaccin et d’outils thérapeutiques.
Le niveau actuel de mathématiques peut -il rivaliser, en tout cas sur un même lieu c’est-à-dire le lycée, avec les temps anciens ?
On compare là deux objets incomparables. Le lycée des années 60 était l’apanage des happy few. Quand j’ai intégré l’université en 1970, celle-ci comptait 10 000 étudiants, eux-mêmes rescapés d’un système scolaire impitoyable où l’abandon scolaire était la règle et non l’exception. En quatre ans de Maîtrise de Maths, nous étions passés de 250 étudiants à une trentaine. Cette sélection sévère a donné l’illusion, au vu des rescapés, que notre système était d’une qualité supérieure … oui, mais à quel prix ?
Aujourd’hui, nous avons à faire à une école et à une université de masse et c’est tant mieux. Mais nous continuons à leur appliquer des méthodes et une pédagogie qui siéent davantage à une école et à une université d’élite. C’est la source du malentendu, et la cause des échecs de notre système.
Car il est facile de sélectionner des élèves en amont pour ne travailler qu’avec les plus doués. Mais ce n’est pas en faisant cela que nous serons au rendez-vous de l’économie de la connaissance dans laquelle nous baignons, et où seules des sociétés aux populations éduquées, notamment aux choses du digital reposant sur les Maths, peuvent trouver leur place.
Alors, plutôt que de poursuivre des chimères, et de cultiver la nostalgie de notre école de jadis qu’on a repeint en rose en oubliant son côté gris, il faut au contraire nous adapter aux exigences de notre temps, et trouver les recettes qui feront de notre école de masse une école de qualité. Car l’honneur de l’éducation n’est pas de ne s’intéresser qu’aux plus brillants et d’abandonner les autres. Il est de prendre les élèves tels qu’ils sont pour les conduire là où ils doivent aller pour se construire eux-mêmes et pour contribuer à construire leur pays.
La Tunisie ne figure plus dans le classement Pisa ((programme international pour le suivi des acquis des élèves), organisé par l’Ocde (Organisation de coopération et de développement économique) depuis sa version de 2016. Peut-on comprendre que notre système éducatif est grippé ?
Si la Tunisie est absente du classement PISA, c’est parce qu’elle a choisi de ne plus y figurer suite à ses mauvais classements répétés. Mais casser le thermomètre pour ne pas avoir à soigner le mal n’est pas la solution, car le réveil n’en sera que plus douloureux. Confrontée au même problème, la France (23ème du classement PISAen 2023) dont nous avons hérité les maux quant à l’aristocratisation des Maths a finalement choisi de faire face. Gabriel Attal a ainsi annoncé, alors qu’il était encore Ministre de l’Éducation Nationale, l’adoption de la méthode de Singapour à l’école dès la rentrée 2024. Il faut dire qu’elle a pris son temps, puisque cette recommandation figurait dans le rapport (21 mesures pour l’enseignement des Mathématiques)de Cédric Villani (médaille Fields 2010) et Charles Torossian datant de février 2018 … mais mieux vaut tard que jamais !
Interview réalisée par Kamel BOUAOUINA