Les Tunisiens fêtent le 68e anniversaire de l’indépendance de leur pays. 68 ans depuis qu’ils ont réussi à s’affranchir du joug colonial, à recouvrer leur pleine et entière souveraineté et à devenir maîtres de leur destin. La date du 20 mars est ainsi l’occasion de se souvenir dans la pleine émotion du courage et de la bravoure des anciens militants qui ont bataillé des décennies durant pour purger le pays d’un ennemi qui, à l’insu de l’histoire, avait réussi à s’emparer du pays et à asservir sa population par des moyens manu militari.
Le protectorat français avait débuté en 1881 et s’est poursuivi jusqu’en 1956. Pour mémoire, ce régime de mise en tutelle vient concrétiser le Traité du Bardo signé à l’époque entre le gouvernement français et Mohamed Sadok, dernier bey de la dynastie husseïinite en Tunisie. Un traité en dix articles qui met fin à l’indépendance de la Tunisie.
L’histoire contemporaine de la Tunisie n’oubliera jamais le rôle pionnier des élites intellectuelles tunisiennes dans la lutte contre le colon français notamment en œuvrant à mobiliser une opinion publique unifiée et cohérente autour du projet de la libération nationale. A vrai dire, c’était un grandissime défi à relever dans une société tunisienne à dominance traditionnelle, inerte, passive et plongée dans l’illettrisme et l’ignorance. Une société où le « tribalisme » et le « régionalisme » faisaient bien plus qu’un droit de cité.
Et pourtant, c’est cette même société fragilisée qui a servi de berceau et de vivier à une brave résistance armée qui s’est opposée frontalement à l’hégémonie de la puissance coloniale peu soucieuse des revendications légitimes des Tunisiens à l’indépendance et à l’émancipation.
L’aspiration à l’indépendance : une revendication populaire négociée sous le feu
Toutes les franges et chapelles du peuple tunisien étaient bel et bien impliquées dans la bataille de la libération du pays, a déclaré à l’agence TAP le professeur d’histoire politique contemporaine et moderne à l’université de la Manouba, Abdellatif Hannachi. Sans grand risque d’erreur, a-t-il estimé, les intellectuels et les élites politiques étaient le fer de lance des soulèvements populaires face aux injustices et aux stratagèmes du colon français. Ils usaient du verbe, de la plume ainsi que d’autres moyens pacifiques pour mobiliser les foules, remuer les consciences et inquiéter les autorités coloniales.
Une telle mobilisation avait balisé la voie à la montée d’une résistance armée « violente » dont la genèse était favorisée par une conjoncture internationale marquée par la création de l’ONU, la Conférence de San Francisco de 1945 et la Déclaration des droits de l’homme de 1948, autant de textes qui ont érigé le droit des peuples à la libération en un principe sacro-saint gouvernant la scène internationale.
Idée tant et si chère aux esprits des intellectuels tunisiens, la revendication de l’indépendance n’était pas paradoxalement au fronton des priorités de l’action militante, syndicaliste et politique de l’époque. Le seul et unique souci des élites politiques et syndicalistes était de presser l’administration coloniale à améliorer les conditions économiques et sociales du pays. Il a fallu attendre l’année 1946, plus précisément la tenue du congrès de l’indépendance, pour que l’idée de revendication de l’indépendance prenne corps, renaisse de ses cendres et devienne ainsi un choix stratégique et idéologique et une revendication vivement sollicitée par les Tunisiens.
Ce fut lorsque les congressistes de l’ancien Parti destourien libre, de l’Union générale tunisienne du travail, du mouvement Zeitounien ainsi qu’une foule de magistrats avaient décidé d’épouser la revendication indépendantiste, devenue désormais le point de mire des aspirations et projections du mouvement national. Selon le professeur Hannachi, l’intransigeance des autorités coloniales et leur recours à la répression violente face au mouvement contestataire sans cesse grandissant depuis 1952 sont autant de facteurs qui ont dicté la nécessité d’organiser la résistance armée pour contraindre le colon français à répondre aux revendications des Tunisiens.
Dans ce contexte, poursuit l’historien, la Tunisie a été pionnière à adopter la résistance armée en tant que moyen de lutte contre l’occupation étrangère, contribuant ainsi, peu ou prou, par un simple effet de domino, à amorcer des changements dans la région tout entière. C’est ainsi que la résistance armée de janvier 1952 avait fait figure de « modèle à suivre » pour de nombreux peuples de la région qui aspiraient encore à la liberté et à l’indépendance. Il suffit de citer à titre illustratif la révolution algérienne de 1954 et la révolution égyptienne de juillet 1952.
L’histoire « revisitée » par l’idéologie
Le professeur d’histoire et l’analyste politique Abdellatif Hannachi est revenu sur le détour « idéologique » emprunté par les débats amorcés en Tunisie post-révolution de 2011 sur le concept de l’indépendance. A ce titre, il a vivement critiqué les « négationnistes » téméraires qui s’attachent à l’idée selon laquelle il n’est plus question de parler d’indépendance en Tunisie ni d’un protocole s’y rapportant.
Afin de dissiper l’imbroglio intellectuel dans lequel se débattait une frange de l’élite tunisienne, le professeur Hannachi tient à mettre l’accent sur le rôle-clé dévolu aux historiens dans le « débroussaillage académique et scientifique » de cette question souvent victime d’une manipulation idéologique à outrance. A ce titre, le professeur Hannachi a fustigé les tentatives acharnées et incessantes de certains de ravaler cet événement-clé dans l’histoire contemporaine de la Tunisie, voir même de l’effacer de la mémoire collective des Tunisiens, soulignant que cette orientation ne date pas d’aujourd’hui mais plutôt s’est poursuivie sans relâche pendant plusieurs années.
Pour lui, il est impératif de passer outre la dimension festive et commémorative de l’indépendance, appelant à ce propos à saisir ce « moment » historique pour dresser un « bilan objectif » des acquis réalisés depuis l’indépendance et savoir où on en est par rapport aux revendications défendues par les hommes du mouvement de libération nationale. C’est dans cette perspective qu’il a souligné que le débat sur l’indépendance ne doit pas se réduire à sa seule dimension pittoresque d’un drapeau qui flotte ici et là ou d’une frontière territoriale que l’on dessine en pointillés.
Bien plus, il doit plutôt porter sur d’autres questions bien plus cruciales, telles que les politiques publiques de développement à suivre ainsi que les choix et les orientations socio-économiques à adopter afin de favoriser la création de la richesse nationale et de garantir le bien-être des citoyens. Jusqu’aux années 80, a-t-il dit, la Tunisie indépendante a engrangé de nombreux acquis et réalisations dans les différents domaines et secteurs.
Néanmoins, depuis cette période, ces acquis socio-économiques n’ont de cesse de reculer, laissant planer moult interrogations sur leur pertinence et leur devenir. Pour le professeur Hannachi, il est donc impérieux de saisir l’occasion de la commémoration de l’indépendance pour s’interroger ouvertement sur les nouvelles perspectives et orientations sur l’avenir du pays. C’est aussi une occasion idoine pour décrypter les lacunes et les insuffisances afin de parvenir à bâtir un avenir meilleur de la Tunisie selon des constantes nationales garantissant le bien-être social à tous les citoyens.
(avec TAP)