Réputée pour l’excellente qualité de sa formation en médecine, la Tunisie voit depuis plusieurs années ses « blouses blanches » partir massivement vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Cet exode incessant a poussé l’Ordre des médecins et les syndicats à sonner le tocsin à plusieurs reprise ces derniers mois. Les statistiques sont effrayantes.
« L’émigration des médecins tunisiens ne connaît aucun recul. Environ 1 400 médecins ont cédé au chant des sirènes depuis le début de l’année 2024, dont 90% sont des jeunes praticiens, principalement dans des spécialités émergentes comme la médecine de famille », s’alarme le secrétaire général du conseil de l’Ordre des médecins, Nizar Laâdhari.
Ce chiffre s’ajoute aux quelque 4500 médecins qui ont quitté le pays durant les trois dernières années (entre 2021 et 2023).
Tout compte fait, une moyenne de 1500 praticiens émigrent chaque année, alors que le nombre de médecins fraîchement diplômés qui arrivent sur le marché chaque année ne dépasse pas un millier.
Les pays d’accueil de ces compétences sont notamment la France, l’Allemagne, la Suisse et à un degré moindre, le Canada, le Qatar et les États-Unis.
Entre 2015 et 2020, environ 3300 médecins avaient déjà trouvé des opportunités de travail à l’étranger, selon de l’Institut national de la statistique (INS) et l’Observatoire national de la migration. Et l’hémorragie risque de s’accélérer durant les prochaines années. Une récente étude menée par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) montre que 70% des médecins de famille et des médecins anesthésistes envisagent d’exercer à l’étranger. Dans les rangs des internes en médecine, la proportion de ceux qui ont l’intention de le faire dépasse les 80%.
Le secrétaire général du conseil de l’ordre souligne que l’exode des médecins tunisiens est multifactoriel, citant notamment les conditions de travail difficiles, les salaires inadaptés et les perspectives professionnelles limitées.
La qualité des soins s’en ressent fortement
Côté conditions de travail, le système de santé tunisien souffre d’une pénurie chronique de ressources humaines et matérielles. Les médecins sont souvent confrontés à des horaires de travail excessifs, à des salaires insuffisants et à un manque d’équipements dans les hôpitaux publics. Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 2022, 55% des médecins tunisiens exerçant dans le secteur public se sentent insatisfaits de leurs conditions de travail.
La rémunération des médecins en Tunisie est aussi jugée insuffisante, particulièrement dans le secteur public. Un médecin généraliste touche généralement entre 1 500 et 2 000 dinars tandis qu’un spécialiste gagne en moyenne entre 2500 et 3500 dinars. Comparés aux salaires des médecins dans les pays développés, ces montants sont dérisoires et incitent de nombreux jeunes médecins à chercher de meilleures opportunités à l’étranger.
La progression de carrière est d’autre part un important « push factor ». Les médecins se trouvent souvent confrontés à un manque de possibilités d’évolution professionnelle, notamment en raison d’un manque de financement pour la recherche, de pratiques clientélistes et de la lenteur administrative dans l’organisation des formations continues.
A cela s’ajoutent la multiplication des cas de violence ciblant les professionnels de la santé lors de l’exercice de leurs fonctions et l’exacerbation de l’instabilité politique et économique depuis la révolution, qui ont créé un climat d’incertitude et poussé de nombreux médecins à chercher de meilleures opportunités sous d’autres cieux. La dépréciation du dinar et l’inflation galopante sont également des facteurs dissuasifs, qui rendent de plus en plus difficile pour les médecins de maintenir un niveau de vie décent.
Quoi qu’il en soit, le départ massif des blouses blanches a des conséquences profondes sur le système national de santé, puisqu’il compromet gravement la qualité des soins déjà fragilisée par le manque de ressources financières. Une pénurie de praticiens est déjà observée dans les hôpitaux publics. En 2023, la Tunisie comptait une moyenne de 1,3 médecin pour 1000 habitants alors que l’Organisation mondiale de la santé estime qu’un ratio de moins de 2,3 médecins pour 1000 personnes ne permet pas de couvrir les besoins primaires de la population en termes de soins de santé.
Le phénomène favorise par ailleurs l’apparition d’un système de santé à deux vitesses : des cliniques privées bien équipées et offrant des soins de haute qualité pour les couches sociales les plus aisées, et des hôpitaux publics encombrés et peu nantis en moyens humains et matériels pour les catégories les plus démunies. Le manque de personnel médical qualifié dans les hôpitaux publics entraîne aussi des allongements des délais d’attente pour les consultations et les interventions chirurgicales, ce qui affecte directement la qualité des soins. Les médecins qui résistent aux tentations de l’émigration ou de l’exode vers le secteur privé sont également surchargés de travail, ce qui augmente le risque d’erreurs médicales et de burn-out professionnel parmi les praticiens.
Walid KHEFIFI