Le stress hydrique fait à nouveau planer le spectre d’une sévère sécheresse dans le pays et des conséquences dramatiques sur la disponibilité des ressources en eau. Indicateur inquiétant : le niveau des barrages est en forte baisse par rapport à la demande. Pour résoudre cette équation compliquée, la Tunisie semble avoir trouvé la solution : dessaler l’eau de mer et les eaux saumâtres, pour produire de l’eau potable et de l’eau pour l’irrigation. Décryptage avec Béchir Hamrouni, président de l’Association tunisienne de dessalement.
Le Temps.news : Pourquoi le dessalement de l’eau de mer en Tunisie ?
Béchir Hamrouni : La sécurité de l’eau est la base principale pour atteindre la sécurité alimentaire. La Tunisie, comme le reste du monde, souffre du changement climatique et de la sécheresse et de la rareté des pluies qui en résulte et les fluctuations météorologiques inattendues. Dans ce contexte, l’équilibre entre la demande et l’offre de l’eau conventionnelle devient de plus en plus difficile à maintenir dans certaines régions et le recours aux ressources en eau non conventionnelles et particulièrement le dessalement de l’eau de mer devient un impératif incontournable. Les ressources souterraines subissent une pression de plus en plus importante. Et c’est là que l’optimisation et la gestion de ces eaux devient une urgence. Et ceci est une réalité mondiale qui ne concerne pas que la Tunisie.
Les ressources conventionnelles ne sont pas suffisantes. Notre pays prend conscience de l’ampleur de la menace de la pénurie d’eau. Cette année, le déficit pluviométrique a été tel que les réserves hydriques n’ont eu de cesse de s’amenuiser. La Tunisie souffre d’un stress hydrique (400 m3 par an et par habitant) alors que le SMIG est de 1000 m3 par habitant . En quête d’alternatives, la Tunisie devrait parier, à l’instar de tous les pays menacés par la pénurie d’eau sur le dessalement de l’eau de mer et des eaux saumâtres et la réutilisation des eaux usées traitées . L’eau est souvent un élément très important lors de la création de produits et de la fourniture de services. C’est pour cette raison que l’idée de l’eau virtuelle a été créée afin qu’il soit possible de surveiller et de suivre l’eau tout au long de son chemin à travers des chaînes de valeur invisibles et inaperçues. Avoir une bonne idée de la destination de la majorité de l’eau et des industries qui consomment le plus d’eau contribuera grandement à éviter les pénuries d’eau.
La première station de dessalement a vu le jour à Kerkennah en 1983 .La SONEDE exploite actuellement 18 à 19 stations de dessalement. Mais il y a de petites stations utilisées par les usines chimiques, les cimenteries et les hôtels .Les stations les plus importantes en service sont la station de dessalement de l’eau de mer de Djerba, d’une capacité de 50.000 m3/j extensible à 75.000 m3/j, la station de dessalement de l’eau saumâtre de Gabès, d’une capacité 30.000 m3/j et la station de dessalement de l’eau de mer du Groupe Chimique à Skhira, d’une capacité 12.000 m3/j.
Quelle est la technique de dessalement la plus utilisée en Tunisie ?
Plusieurs techniques ont été et sont actuellement utilisées dans les usines du monde entier afin de purifier l’eau de mer. Le traitement principal consiste à faire passer la concentration en sels de l’eau de 35 000 ppm (ou 35 g/l) à moins de 500 ppm (ou 0,5 g/l), seuil de potabilité généralement admis. Deux procédés sont généralement employés afin de séparer les sels dissous de l’eau : un procédé thermique faisant intervenir l’évaporation et un procédé membranaire appliquant le principe de l’osmose inverse .La technique d’osmose inverse est la mieux adaptée pour le contexte technico-économique tunisien. C’est la technique la plus utilisée par la SONEDE. Il s’agit d’un procédé de séparation de l’eau et des sels dissous, au moyen de membranes semi-perméables sous l’action de la pression (54 à 70 bars pour le traitement de l’eau de mer).La faisabilité de chaque procédé dépend des conditions spécifiques telles que la qualité ou le type d’eau, le prix de l’énergie et les ressources techniques du pays ou de la région où la station est implantée.
Le mètre cube d’eau saumâtre dessalée coûte environ 1,5 dinar et le mètre cube d’eau de mer dessalée atteint les 3 dinars. Est-ce une technique chère ?
C’est très difficile d’évaluer le coût du m3. Cela dépend de la technique utilisée, de la qualité de l’eau et de la technicité. C’est vrai que ça coûte cher pour l’Etat car cette technique exige beaucoup d’investissements. La part de l’énergie représente 40% du coût, l’amortissement 40%, l’entretien 10% et le reste des composantes, 10%. L’enjeu et le défi consistent à optimiser la gestion des différentes ressources existantes (eaux de surface, eaux souterraines, eaux usées traitées ou eaux dessalées en fonction de leur qualité et de leur coût) et à mettre en œuvre, surtout, une gestion intégrée qui prenne en compte les aspects techniques, économiques et environnementaux et de bonne gouvernance
Quel impact du dessalement sur l’environnement marin ?
La principale caractéristique des eaux rejetées par les usines de dessalement est sa forte salinité. On la qualifie ainsi de saumure (= eau de mer concentrée).Lorsque la saumure est rejetée sans dilution ni traitement, elle induit une augmentation de la concentration en sel autour de la zone de rejet. Des travaux de recherche ont ainsi montré que les rejets de saumure issus des usines de dessalement du golfe persique augmentent localement la concentration en sel .La forte salinité des eaux de rejets est à l’origine des principaux impacts des usines de dessalement sur les écosystèmes marins. Le rejet de saumure dans la mer aboutit en effet à la formation d’un système stratifié de couches de plus en plus salées en allant vers le fond, ce qui diminue les brassages entre eau de fond et eau de surface. Le rejet continu d’eaux avec une forte salinité induisant une diminution de la teneur en oxygène, peut induire un changement durable dans la diversité des espèces et l’abondance de la zone impactée
Quel est l’avenir du dessalement de l’eau de mer en Tunisie ?
Cette industrie connaît depuis, une très forte croissance dans le monde de l’ordre de 15% par an Ceci s’explique en grande partie par les innovations technologiques et notamment le développement de l’osmose inverse qui rend le dessalement moins énergivore et moins coûteux. La Tunisie ne cesse de s’investir dans cette technique .Aujourd’hui, les petites installations locales font place à de grosses unités de production plus rentables et mieux équipées. Peut-être faut-il créer des stations de dessalement à l’intérieur du pays. Là, l’électrodialyse est une solution pour ces stations
Comment la Recherche et le Développement peut-elle être au service de la préservation des ressources hydriques ?
La recherche scientifique interdisciplinaire pour en effet contribuer à nourrir les processus de formulations des politiques publiques dans le secteur de l’eau. La Tunisie, à travers ses laboratoires de recherche en eau et en énergie et notre association tunisienne de dessalement dispose de toute l’expertise nécessaire pour relever ces défis. La Tunisie a de la chance d’avoir des experts et des chercheurs dans l’ensemble de la chaîne de valeur. Cela concerne la gouvernance, l’amélioration des techniques de traitement de l’eau, l’optimisation des réseaux de distribution et la lutte contre les pertes, les techniques de dessalement moins énergivores et de rationalisation de l’irrigation.
Interview par Kamel BOUAOUINA