Le recours à l’Intelligence artificielle suscite des inquiétudes mais elle aura un impact sur la qualité du rendement et des acquis scolaires, estime Ridha Zahrouni, président de l’Association des parents et des élèves.
Le Temps.news : A l’ère des mutations numériques accélérées, l’intelligence artificielle (IA) peut-elle révolutionner notre enseignement ?
Ridha Zahrouni : L’intelligence artificielle, ou IA comme on a pris l’habitude de la désigner, repose sur de gigantesques capacités de stockage de données, des vitesses de traitement vertigineuses, la quasi suppression des sensations de distance et de temps et des algorithmes de plus en plus performants qui offrent aux machines de vraies opportunités pour défier et surclasser dans plus d’un cas et plus d’un domaine, le savoir-faire professionnel des individus et leur intelligence. Une technologie puissante et innovante qui permet d’accroître la précision, l’efficacité et la productivité et de multiplier les expériences dans divers secteurs y compris celui de l’éducation.
Toutefois en parler comme solution miracle et une révolution est, à la fois prétentieux et dangereux. Lorsqu’on parle d’une intelligence artificielle au service de l’enseignement, il faut bien identifier de quelle phase de l’enseignement il s’agit et distinguer dans quelle mesure et à quel niveau cette technologie pourrait être introduite. Dans Silicon Valley par exemple, le temple de la technologie aux USA, des parents préfèrent mettre leurs enfants dans des écoles qui placent les activités créatives et artistiques au cœur de leur instruction.
Et bien que la majorité de ces parents travaillent dans le domaine des technologies, les ordinateurs et les tablettes sont interdits jusqu’au lycée, pour que les applications numériques, conçues pour être additives, ne détournent pas les enfants des apprentissages. Aujourd’hui, il faut le reconnaître, nous vivons dans des sociétés de plus en plus accros au numérique et au virtuel. Ce qui revient à dire, que lorsqu’on parle de l’enseignement aux bas-âges, rien ne remplace les méthodes d’instruction, classiques et rien ne remplace le présentiel, les rapports humains et les contacts sociaux sont nécessaires pour sculpter la personnalité de nos enfants et les préparer pour bien appréhender la vie.
En outre, cette technologie ne doit pas se transformer en outil supplémentaire de discrimination, d’inégalité des chances et du non-respect des droits fondamentaux de chaque individu. Il nous faudrait préalablement s’assurer que tous nos apprenants disposent des moyens technologiques et des matériels nécessaires et maîtrisent les compétences clés leur permettant d’acquérir des connaissances indispensables pour tirer un réel profit et un avantage concret dans leur cursus scolaire. Aujourd’hui je peux vous affirmer que cette discrimination est bien réelle au niveau national, régional et international et les écarts ne cessent de se creuser.
En quoi les enseignants peuvent-ils tirer avantage de l’IA ?
On pourrait envisager facilement la mise en œuvre d’une IA qui assiste l’enseignant sans pour autant prendre sa place. Elle peut l’aider à identifier les élèves qui souffrent de difficultés d’apprentissage, se débarrasser des tâches répétitives, personnaliser et approfondir leurs méthodes d’enseignement. Elle peut ouvrir ainsi la voie pour un enseignement adapté et plus équitable permettant de concevoir des cursus d’instruction qui tient compte des aptitudes des apprenants et de les orienter selon leurs retours d’expériences. On pourrait également envisager l’automatisation de certaines tâches lourdes avec peu de valeur ajoutée, comme les corrections d’examens qui consomment beaucoup du temps de la part des enseignants.
Néanmoins, on ne doit pas ignorer que le travail de l’enseignant dépasse largement le spectre des tâches automatisables. L’enseignant n’est pas uniquement un maître passeur de connaissances, il est également un accompagnateur d’élèves, un éducateur et un créateur d’environnement d’apprentissage. On a toujours besoin de ses qualités émotionnelles et humaines, telles que l’empathie, la bienveillance, la flexibilité cognitive et son jugement critique, des qualités difficiles à reproduire en intelligence artificielle.
Est-ce facile de distinguer un travail personnel d’un produit généré par l’IA ?
Les outils de l’intelligence artificielle, générative en particulier, offrent aujourd’hui d’énormes possibilités et à très hautes valeurs ajoutées, mais ouvrent en même temps la porte à un certain nombre de risques, comme le plagiat. Ce qui fait de l’IA, dans ses divers champs d’application, un outil efficace à la fois de fraude et de parade au vu de ses multiples possibilités, y compris le brouillage des pistes, tant pour les élèves que pour le corps enseignant.
Le contexte numérique dans lequel nous vivons aujourd’hui va de plus en plus compliquer la tâche, quand on parle de détection du plagiat, qui devient de plus en plus facile à mettre en œuvre technologiquement, intellectuellement et moralement. Quand on est élève, utiliser un texte produit par un des outils de l’intelligence artificielle est un acte qui doit être répréhensible, et qui pourrait faire encourir son auteur à de lourdes sanctions. Démontrer ou prouver que cela constitue un plagiat est très difficile, et dire que l’IA n’est pas proprement un auteur dans le sens légal du terme est un faux argument, bien que sa référence soit vraie.
L’un des risques de l’IA est la malhonnêteté ou la tricherie en classe, c’est-à-dire le fait que des élèves copient et collent un texte qui n’est pas le leur. Comment éviter ce plagiat ?
Aujourd’hui, la meilleure stratégie pour lutter contre un usage frauduleux et malhonnête de l’IA dans nos établissements d’enseignement, consiste à investir massivement, en tout temps et à n’importe quelle occasion, dans la prévention. Il faut tout simplement faire évoluer notre conception des systèmes d’évaluation, quand il s’agit de travaux réalisés par les élèves pour inclure un processus d’accompagnement et du suivi de l’évolution de ces travaux au lieu d’une note ou une moyenne dont on a toujours pris l’habitude d’appliquer. Il est également important de sensibiliser les apprenants sur le sujet des fraudes et de la triche, essentiellement le plagiat tout en encourageant les usages responsables de l’IA.
Il faut toujours rappeler et se rappeler qu’au-delà du problème d’intégrité que représente les usages malveillants de l’IA, ses mauvaises utilisations peuvent encourager les élèves à déléguer à la machine, purement et simplement, les tâches traditionnelles dont ils ont la charge dans différentes disciplines scolaires, les privant ainsi d’un effort de réflexion et de raisonnement, nécessaire pour leur progression intellectuelle. Ce qui aura pour effet de vider le travail demandé par les enseignants de son sens, à savoir l’entraînement pour acquérir et consolider leurs compétences et leurs intelligences. On risque d’avoir probablement des générations plus bêtes les unes que celles qui les précèdent.
L’IA aura-t-elle un impact sur la qualité du rendement et des acquis scolaires ?
La peur de l’IA qui se manifeste à raison, à cause des risques encourus suite à son utilisation mal intentionnée, malveillante, voir criminelle, ne doit en aucun être un motif de découragement ou d’abandon de toutes les opportunités de développement et de gains que peut générer une utilisation intelligente et bienveillante de cette technologie.
L’impact de l’intelligence artificielle sur le savoir se situe de mon point de vue à deux niveaux. Le premier concerne cursus d’enseignement et de formation. Nos élèves doivent progressivement disposer des acquis nécessaires pour comprendre et pour faire un bon usage de l’IA. Ensuite, il faut s’assurer que la société prenne conscience du fait que les humains devraient disposer du savoir nécessaire pour vivre dans un monde où l’IA est appelée à devenir omniprésente, et que le monde ne cesse de progresser, et à grand pas, vers plus digitalisation et plus de virtualisation. Il est donc nécessaire que les programmes d’éducation s’intègrent dans cet état d’esprit et cette évidence et s’y adaptent afin de répondre au besoin d’expertise ou de développement de la pensée critique des élèves.
Pour bien assimiler cette technique, est-il important d’enseigner l’intelligence artificielle dès les petites classes ?
Pour bien nous préparer, en tant que tunisiens, à relever le défi qui consiste à faire des technologies de pointe, notamment l’intelligence artificielle, un vrai vecteur de progrès dans tous les domaines, il nous faut commencer par augmenter nos capacités nationales en matière d’investissement dans les infrastructures de base et dans le capital humain par le biais de la mise en œuvre de politiques bien réfléchies et de stratégies bien conçues pour accroître les efforts déployés et étendre leur champ d’action pour multiplier les domaines d’intervention technologique.
Des stratégies qui devraient être alignées et nivelées sur les politiques nationales en matière de science, de technologie et d’innovation ainsi que sur les autres politiques de productions traditionnelles en accélérant la transformation structurelle de l’économie dans le cadre d’une synergie avec les autres politiques, notamment celles se rapportant à l’éducation, à l’enseignement et à la formation.
Des stratégies qui devraient préalablement prendre conscience de l’importance des ressources humaines pour garantir la réussite de toutes les actions à mettre en œuvre. Des hommes et des femmes qui devraient être éduqués et formés pour disposer des qualifications et des compétences numériques nécessaires pour adopter et adapter les technologies de pointe dans les bases de production déjà existantes chez nous et également ailleurs, prospecteurs d’opportunités de développement du secteur des technologies de pointe, planificateurs, décideurs, concepteurs de systèmes, développeurs et utilisateurs ordinaires qui font partie de la population qui se connectent elles aussi pour se servir en informations et données parfois hébergées par les sites se trouvant à des milliers de kilomètres et pour accéder à des services à distance.
Toute politique d’éducation qui aspire à l’intégration de l’IA dans ces processus d’instruction, d’enseignement et de formation doit tenir compte de cette technologie en tant que moyen ou outil, et en tant que finalité en termes de compétences ou spécialités.
Propos recueillis par Kamel BOUAOUINA