L’allaitement n’est pas seulement un moyen de nourrir un bébé : c’est aussi un geste qui protège, guérit, renforce les liens et contribue à préserver la planète. Comprendre ce geste naturel dès le plus jeune âge permet de le normaliser, de lever les interrogations et d’encourager une attitude bienveillante face aux choix des mères.
Si le taux d’allaitement maternel exclusif à six mois est passé de 36 % en 2011 à 48 % en 2023 à l’échelle mondiale, il reste particulièrement bas en Tunisie, où il atteint seulement 17,8 %.
Décryptage avec Dr Zahra Marrakchi, présidente de l’Association Hanen pour la promotion de l’allaitement maternel.
Le Temps.news : Quels sont les bienfaits sanitaires et psychologiques du lait maternel ?
Zahra Marrakchi : L’allaitement est essentiel pour le bébé. Le lait maternel constitue l’aliment idéal pour sa croissance et son développement. Il joue un rôle crucial dans la prévention de la mortalité infantile — on estime qu’il pourrait éviter plus d’un million de décès d’enfants chaque année — et protège contre la diarrhée, les infections respiratoires aiguës et les allergies.
Il réduit également le risque de surpoids et de maladies cardiovasculaires à l’âge adulte. Chez la femme allaitante, il diminue les risques de cancer du sein et de maladies cardiovasculaires, tout en renforçant le lien d’attachement mère-enfant, avec un impact positif sur la santé mentale de la mère.
Pourquoi le taux d’allaitement maternel est-il très bas en Tunisie ?
Le déclin de l’allaitement maternel en Tunisie est un phénomène multifactoriel, lié à de nombreux facteurs qui agissent de manière négative et concomitante. Parmi les principaux obstacles, on peut citer :
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Un déficit d’information claire sur les bienfaits de l’allaitement pour la mère comme pour l’enfant, ainsi qu’un ancrage persistant de nombreuses idées reçues erronées.
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L’introduction précoce de compléments alimentaires dès les premières heures de vie par le personnel soignant, une pratique encore courante dans nos maternités et qui compromet le bon démarrage de l’allaitement.
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La promotion illégale du lait artificiel, avec des représentants de marques offrant gratuitement des boîtes de lait aux mères, même dans des établissements publics, malgré l’interdiction légale de toute forme de publicité dans ce domaine. Le personnel de santé, souvent sans en avoir conscience, relaie ces pratiques, dans un contexte de marketing agressif qui nuit fortement à l’allaitement maternel.
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L’absence de soutien postnatal, une fois la mère rentrée chez elle, livrée aux pressions familiales et aux croyances traditionnelles souvent contraires aux recommandations de l’OMS.
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Une image sociale peu valorisante de l’allaitement, notamment dans les médias, où le biberon est présenté comme le modèle dominant.
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Des contraintes professionnelles dissuasives : bien que le congé de maternité ait été prolongé à 12 semaines en août 2024, il reste inférieur aux 18 semaines recommandées au niveau international (OMS, OIT). De plus, la loi tunisienne obligeant les entreprises de plus de 50 employées à mettre en place une salle d’allaitement est très peu appliquée. La reprise du travail constitue ainsi un facteur majeur de l’abandon de l’allaitement maternel avant même les trois premiers mois.
Pourquoi certaines mamans pensent ne pas produire assez de lait pour leur bébé ?
Il s’agit d’une croyance erronée, une idée reçue qui peut devenir un véritable frein psychologique. En réalité, la grande majorité des mères sont biologiquement capables de produire suffisamment de lait pour répondre aux besoins de leur bébé.
La production lactée repose sur un principe simple : la loi de l’offre et de la demande. Plus le bébé tète, plus la production de lait augmente.
C’est souvent l’introduction précoce de biberons de lait artificiel qui perturbe ce mécanisme naturel, ralentissant la stimulation nécessaire et compromettant la lactation, ce qui peut mener à l’échec de l’allaitement maternel.
Et justement, que diriez-vous aux mères qui ont des craintes à allaiter ?
Il est important de les rassurer pleinement sur leur capacité à allaiter leur bébé. Dans la majorité des cas, il suffit d’avoir fait le choix d’allaiter, d’avoir confiance en soi et en ses capacités naturelles. En cas de difficulté, il ne faut surtout pas hésiter à se faire accompagner par des consultantes en allaitement, dont le rôle est justement d’apporter un soutien personnalisé et bienveillant.
Pensez-vous qu’il existe suffisamment d’espaces pour les femmes qui allaitent dans les lieux publics ? Peut-on mieux faire ?
L’allaitement maternel en public était autrefois pratiqué sans gêne, notamment en milieu rural. Aujourd’hui, il est devenu rare de voir une mère allaiter son enfant en public sans ressentir un certain malaise ou sans être exposée au regard jugeant d’autrui.
Bien qu’il s’agisse d’un acte naturel visant à nourrir un bébé, le fait de montrer son sein en public reste perçu, dans bien des cas, comme inconvenant, voire choquant ou obscène.
Dans ce contexte, les lieux publics offrant des espaces aménagés pour l’allaitement – dits « espaces amis des bébés » – sont extrêmement rares, voire inexistants. Ce manque d’infrastructures adaptées ne peut qu’avoir un effet dissuasif sur la pratique de l’allaitement maternel.
Faut-il revoir les législations en vigueur, vieilles de 35 ans, pour mieux protéger l’allaitement maternel, notamment en encadrant la commercialisation des substituts du lait maternel, y compris via le marketing numérique ?
Il existe un Code international de commercialisation des substituts du lait maternel, adopté par l’Assemblée mondiale de la santé, destiné à être intégré dans les législations nationales. La Tunisie a été parmi les premiers pays à ratifier cette résolution en 1983 et à mettre en place une législation pour la protection de l’allaitement maternel.
Cependant, cette législation reste aujourd’hui partiellement alignée aux recommandations internationales, et il est temps de la réviser et de la renforcer pour mieux encadrer la commercialisation, notamment à l’ère du numérique.
Une commission nationale a été créée à cet effet par arrêté ministériel en novembre 2022 au sein du ministère de la Santé, chargée de proposer des modifications des textes. Malheureusement, à ce jour, elle n’a encore rien produit de concret.
Quel est le rôle de votre association Hanen et quel est votre programme pour la Semaine mondiale de l’allaitement maternel 2025, qui se tient chaque année du 1er au 7 novembre ?
L’association HANEN, fondée en 2018, est une organisation à vocation sociale dont la mission est de redonner à l’allaitement maternel la place qu’il mérite dans les habitudes culturelles, familiales et professionnelles.
Nous œuvrons à promouvoir l’allaitement maternel en Tunisie en renforçant sa pratique à travers l’information, l’éducation, la communication, l’accompagnement et la formation.
La Semaine mondiale de l’allaitement maternel (SMAM), célébrée chaque année du 1er au 7 novembre en Tunisie, constitue un moment fort de sensibilisation aux nombreux bienfaits de l’allaitement, tant pour la santé des nourrissons et des mères que pour la société dans son ensemble.
Pour l’édition 2025, nous préparons un programme riche, qui comprendra notamment :
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Les Journées nationales de l’allaitement, les 7 et 8 novembre 2025 à la Cité des Sciences, avec la participation d’experts nationaux et internationaux. Ces journées s’adresseront aux professionnels de la santé et de la petite enfance.
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La Foire à l’allaitement, le 9 novembre 2025, également à la Cité des Sciences : un événement convivial réunissant experts, mères, familles et professionnels autour de cercles de discussion, projections de films, jeux, animations pour enfants et autres activités interactives.
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Des ateliers de sensibilisation à l’allaitement maternel seront également organisés dans différentes structures sanitaires et universitaires à travers le pays.
Interview par Kamel BOUAOUINA