Par Ahmed HADIDANE,
(comptable consultant, commissaire aux comptes et expert judiciaire en comptabilité)
L’enjeu est crucial pour les finances publiques tunisiennes. Attribuer le monopole des services fiscaux aux seuls conseils fiscaux, en excluant les professionnels comptables, aurait très probablement un impact négatif significatif sur les ressources fiscales de l’État dont :
Une réduction de la base de contribuables déclarants et risque d’évasion fiscale accru:
* Accessibilité et coût des services : Les professionnels comptables sont plus accessibles financièrement pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les indépendants que les conseils fiscaux, dont les honoraires peuvent être plus élevés. En les éliminant, on risquerait de dissuader une partie importante de ces acteurs économiques de recourir à des professionnels pour leurs obligations fiscales. Cela pourrait entraîner une augmentation des déclarations incomplètes ou incorrectes, voire une incitation à l’évasion fiscale par manque d’accompagnement adéquat.
* Maillage territorial : Les professionnels comptables sont présents sur l’ensemble du territoire tunisien, y compris dans les régions éloignées. Les conseils fiscaux sont souvent concentrés dans les grands centres urbains. Limiter l’accès aux services fiscaux aux seuls conseils fiscaux créerait des zones blanches et rendrait plus difficile pour les entreprises locales de se conformer à la législation fiscale.
Une diminution de la qualité et de la fiabilité des informations fiscales:
* Expertise et expérience diversifiées : Les professionnels comptables possèdent une formation pluridisciplinaire en comptabilité, finance, droit des affaires et fiscalité. Les comptables, bien que leur champ d’intervention soit parfois plus restreint, ont une connaissance pratique approfondie des opérations courantes des entreprises. Éliminer ces professionnels priverait l’État d’une expertise et d’une expérience précieuse dans la préparation et la vérification des informations fiscales.
* Contrôle qualité et déontologie : Les professions comptables sont encadrées par des ordres professionnels qui garantissent un certain niveau de qualité et de déontologie. Bien que les conseils fiscaux soient également soumis à des règles, l’exclusion des professionnels comptables pourrait potentiellement affaiblir le système global de contrôle et de fiabilité des informations transmises à l’administration fiscale.
Une augmentation des coûts de l’administration fiscale et complexification du système :
* Surcharge de l’administration : Si moins de contribuables sont correctement accompagnés, l’administration fiscale devrait consacrer davantage de ressources au contrôle, à la rectification des erreurs et au recouvrement des impôts. Cela entraînerait une augmentation des coûts de fonctionnement et une possible saturation des services.
* Complexification pour les contribuables : Sans l’assistance des professionnels comptables, la complexité du système fiscal tunisien deviendrait un obstacle encore plus important pour de nombreux contribuables, augmentant le risque d’erreurs involontaires et de litiges avec l’administration.
Impact négatif sur l’attractivité économique et la transparence:
* Climat des affaires : Un système fiscal perçu comme difficile d’accès et peu transparent, en raison du manque d’intermédiaires compétents, pourrait nuire à l’attractivité de la Tunisie pour les investissements nationaux et étrangers.
* Transparence financière : La contribution des professionnels comptables à la tenue d’une comptabilité régulière et sincère est essentielle pour la transparence financière. Leur exclusion pourrait fragiliser cette transparence et favoriser des pratiques moins orthodoxes.
Afin de prendre une telle décision, il est primordial de procéder par le ministère des finances à des études quantitatives :
* Études d’impact économique : Réaliser des études quantitatives et qualitatives pour évaluer la contribution actuelle des professionnels comptables aux recettes fiscales (montant des impôts déclarés et collectés grâce à leur intervention, réduction des erreurs et des litiges, etc.).
* Analyses comparatives : Étudier les systèmes fiscaux d’autres pays et analyser le rôle des différentes professions comptables et fiscales. Mettre en évidence les bonnes pratiques et les conséquences négatives d’une restriction de l’accès aux services professionnels.
* Consultations et sondages : Interroger les entreprises, les experts-comptables, les comptables et les conseils fiscaux sur leur perception de l’impact d’une telle mesure. Recueillir leurs témoignages et leurs estimations.
* Modélisations financières : Élaborer des scénarios prospectifs pour estimer la perte potentielle de recettes fiscales et l’augmentation des coûts administratifs en cas de monopole des conseils fiscaux.
* Communication et sensibilisation : Diffuser les résultats de ces analyses auprès des décideurs politiques, des médias et de l’opinion publique pour souligner les risques d’une telle décision.
Ainsi l’exclusion des experts-comptables et des comptables du paysage des services fiscaux tunisiens aurait des conséquences négatives importantes sur les ressources fiscales de l’État, la qualité de l’information fiscale, les coûts administratifs et l’attractivité économique du pays. Il est préférable de favoriser une collaboration et une complémentarité entre les différentes professions du chiffre pour garantir un système fiscal efficace et équitable.
Pour des études macro et micro économique avant de légiférer
Dans la même analyse, l’assemblée des représentants du peuple doit exiger des études macro et micro économique avant de légiférer :
- Analyse Microéconomique des acteurs affectés :
* Petites et Moyennes Entreprises (PME) et Très Petites Entreprises (TPE) :
* Coût d’accès prohibitif : Les honoraires des conseils fiscaux, souvent structurés pour des entreprises de plus grande envergure, pourraient devenir inabordables pour les PME et TPE. Ceci les inciterait à naviguer seules dans un système fiscal complexe, augmentant le risque d’erreurs, de non-conformité et, in fine, de sous-déclaration de revenus et de TVA.
* Manque d’accompagnement personnalisé : Les professionnels comptables développent souvent une relation de proximité avec les PME/TPE, comprenant leurs spécificités sectorielles et leurs contraintes financières. Cette connaissance approfondie permet un conseil fiscal plus adapté et une meilleure optimisation fiscale dans le respect de la loi. La perte de cet accompagnement personnalisé pourrait entraîner des opportunités fiscales manquées pour l’État (par exemple, non-utilisation de dispositifs d’incitation fiscale) ou, au contraire, des erreurs coûteuses pour les entreprises et l’administration.
* Frein à la croissance : Un accès limité à un conseil fiscal de qualité pourrait freiner le développement des PME/TPE, actrices majeures de la création d’emplois et de la richesse en Tunisie. Des entreprises hésiteraient à se formaliser ou à se développer par crainte de complications fiscales non gérées.
* Indépendants et Professions Libérales :
* Vulnérabilité accrue : Souvent moins structurés que les entreprises, les indépendants et les professions libérales bénéficient grandement de l’accompagnement des professionnels comptables pour la gestion de leurs obligations fiscales (BNC, BIC). Le monopole des conseils fiscaux pourrait les rendre plus vulnérables face à la complexité du système et augmenter le risque de non-conformité involontaire.
* Découragement de l’activité : La perspective de coûts élevés pour la gestion fiscale pourrait décourager de potentiels entrepreneurs individuels, limitant ainsi la dynamique économique et la base imposable.
* Experts-Comptables et Comptables :
* Perte de revenus et de compétences : L’exclusion de ces professionnels entraînerait une perte significative d’emplois et une sous-utilisation de compétences fiscales cruciales pour l’économie.
* Impact sur la formation et l’attractivité des métiers : La perspective d’une restriction de leur champ d’activité pourrait décourager les jeunes de s’orienter vers ces professions, compromettant à terme la disponibilité de professionnels compétents en matière comptable et fiscale.
- Analyse Macroéconomique et Systémique :
* Impact sur la collecte de la TVA : Les professionnels comptables jouent un rôle essentiel dans la collecte et le reversement de la TVA. Leur large présence auprès des entreprises garantit une meilleure traçabilité des transactions et un respect plus rigoureux des obligations en matière de TVA. Un monopole des conseils fiscaux, potentiellement moins présents auprès des petites structures commerciales, pourrait entraîner des pertes significatives de recettes de TVA qui représente une rubrique importante dans les ressources fiscales.
* Complexification du contrôle fiscal : L’hétérogénéité des pratiques déclaratives due à un manque d’accompagnement professionnel uniforme rendrait le travail de l’administration fiscale plus complexe et coûteux. Les contrôles devraient être plus fréquents et plus approfondis pour identifier les erreurs et les fraudes, surchargeant les ressources de l’État.
* Risque d’économie informelle accrue : Face à la complexité et au coût perçu de la gestion fiscale sans l’aide des professionnels comptables, certaines entreprises et indépendants pourraient être tentés de basculer vers l’économie informelle, échappant complètement à l’impôt et nuisant à la concurrence loyale.
* Signal négatif pour les investisseurs : Un système fiscal perçu comme élitiste et difficile d’accès pour les petites structures pourrait dissuader les investisseurs, en particulier les investisseurs étrangers qui recherchent un environnement des affaires transparent et prévisible.
* Diminution de la qualité des statistiques fiscales : La fiabilité des statistiques fiscales repose en partie sur la qualité des informations transmises par les entreprises avec l’aide de leurs conseils comptables et fiscaux. Une diminution de cet accompagnement pourrait affecter la précision des données utilisées pour la planification budgétaire et les politiques économiques.
D’autres éléments sont à prendre en jeu dont notamment :
* Le principe d’égalité d’accès au conseil : Limiter l’accès au conseil fiscal aux seuls conseils fiscaux créerait une inégalité de traitement entre les entreprises en fonction de leur taille et de leurs moyens financiers.
* La complémentarité des professions : Les experts-comptables et les comptables ont une expertise spécifique et une connaissance approfondie du terrain qui complètent celle des conseils fiscaux, souvent plus spécialisés dans des aspects pointus de la législation. Une synergie entre ces professions est bénéfique pour le système fiscal dans son ensemble.
* L’expérience internationale : Il serait pertinent d’étudier les modèles d’autres pays où la profession d’expert-comptable et de comptable joue un rôle central dans l’accompagnement fiscal des entreprises de toutes tailles.
Pour approfondir la démonstration, il serait judicieux de quantifier la contribution actuelle des experts-comptables et des comptables aux recettes fiscales (estimation des montants d’impôts déclarés et collectés grâce à leur intervention), réaliser des simulations financières pour estimer la perte potentielle de recettes fiscales et l’augmentation des coûts administratifs en cas de monopole des conseils fiscaux, en tenant compte des différents types d’entreprises et d’indépendants, mener une enquête auprès des PME/TPE et des indépendants pour évaluer leur capacité et leur volonté de recourir aux services de conseils fiscaux uniquement et les conséquences potentielles sur leur conformité fiscale et commander une étude juridique pour analyser la conformité d’une telle mesure avec les principes d’égalité, de libre concurrence et de proportionnalité.
En multipliant les angles d’analyse et en s’appuyant sur des données concrètes et des projections financières, l’État Tunisien saura de manière convaincante l’impact négatif significatif qu’aurait l’attribution du monopole des services fiscaux aux seuls conseils fiscaux sur les ressources de l’État tunisien.