La Tunisie découvre, avec une curiosité mêlée d’enthousiasme, les promesses de l’intelligence artificielle – une technologie qui transforme déjà notre manière d’interagir avec le monde numérique. De la calculatrice à Internet, chaque grande avancée technologique a bousculé les repères, notamment dans le domaine éducatif. À chaque fois, les mêmes interrogations surgissent : quelle puissance détiennent ces outils ? Ne risquent-ils pas, par un usage excessif, d’amoindrir l’autonomie intellectuelle et les compétences fondamentales ?
Depuis quelques mois, l’IA occupe le devant de la scène médiatique. Elle s’est glissée dans les pratiques quotidiennes des jeunes Tunisiens, qui s’en servent à la fois comme moteur de recherche, assistant conversationnel et source d’informations. Élèves et étudiants recourent volontiers aux chatbots pour faire leurs devoirs, poser des questions ou explorer des idées.
Un usage qui, selon Zeineb Kerkeny, enseignante en marketing digital à l’Institut supérieur des études technologiques (ISET) de Nabeul, reflète des attentes précises : accéder à une information fiable, immédiate, contextualisée.
Le Temps.news : L’intelligence artificielle est-elle une opportunité pour les étudiants ?
Zeineb Kerkenny : Absolument. L’IA accélère les recherches et la production de contenus pédagogiques. Côté enseignants, elle sert à élaborer des plans de cours, concevoir des exercices ou adapter des ressources, ce qui libère du temps pour un accompagnement plus personnalisé. Côté étudiants, elle aide à mieux comprendre des notions complexes, stimule la créativité, inspire des idées et permet de corriger des raisonnements erronés. Certains s’en servent même pour générer des études de cas, ce qui renforce leur esprit critique.
L’un des apports majeurs de l’IA réside dans sa capacité à personnaliser les retours : elle devient alors un tuteur intelligent, capable de proposer des exercices adaptés, de simuler des entretiens professionnels, d’aider à la révision ou de guider l’apprentissage sur un thème précis.
Mais l’intelligence artificielle comporte-t-elle aussi des risques ?
L’IA risque de réduire la capacité à rédiger, à rechercher des sources ou à développer un esprit critique, des compétences essentielles à l’autonomie intellectuelle. Certains étudiants utilisent l’IA générative comme un outil de triche, contournant ainsi l’effort cognitif. Souvent, ils se contentent de copier-coller les réponses produites par l’IA, ce qui entraîne une hausse constatée du plagiat.
Il faut utiliser l’IA avec parcimonie. La précision de ses réponses n’est pas toujours garantie : elle peut produire des erreurs factuelles ou des « hallucinations ». Les étudiants peu expérimentés dans un domaine sont particulièrement vulnérables face aux fausses certitudes véhiculées par l’IA.
Un usage non encadré de l’IA peut-il affaiblir la pensée critique ?
Un usage excessif de l’IA risque certainement d’entraîner un déclin de la pensée critique, selon trois mécanismes clés. À force de recourir à l’IA, l’étudiant peut perdre sa capacité à diagnostiquer par lui-même, s’appuyant sur des réponses parfois hallucinées (fausses). Certains étudiants se reposent sur les analyses générées par l’IA pour élaborer une argumentation, délaissant ainsi la rédaction humaine. On assiste alors à une atrophie de la méta-réflexion.
Enfin, la facilité avec laquelle on obtient des synthèses clés-en-main réduit l’incitation à questionner les sources ou à hiérarchiser l’information.
Quel rôle doivent jouer les enseignants ? Et doivent-ils former leurs étudiants à un usage responsable de l’IA ?
Les enseignants ont un rôle important à jouer pour sensibiliser à un usage responsable de l’IA. Un usage guidé par les enseignants, par exemple en incitant les étudiants à challenger ChatGPT sur des sujets éthiques, peut contribuer à renforcer leur esprit critique et à inverser le risque de son affaiblissement.
Les enseignants peuvent enseigner la vérification croisée – comparer les réponses générées par différentes IA (ChatGPT, Perplexity, Gemini, Claude, DeepSeek, etc.). Ils peuvent également demander aux étudiants de citer et documenter l’IA utilisée selon les normes APA, et d’en détecter les erreurs dans des publications techniques.
Poser une bonne question à une IA : une compétence à enseigner dès l’école ?
Ce que l’on appelle aujourd’hui le prompt engineering s’impose déjà comme un savoir clé, tant dans l’éducation que dans les métiers du numérique. Apprendre à formuler des requêtes claires et précises ne se limite pas à interagir avec une machine : c’est un exercice de structuration de la pensée, de précision langagière et de créativité.
Un bon prompt, c’est-à-dire une consigne bien pensée, permet d’obtenir des réponses pertinentes tout en affinant ses capacités d’analyse. Dans le monde professionnel, cette maîtrise devient essentielle – qu’il s’agisse de générer des rapports techniques, de produire des contenus ou d’exploiter des données.
Il serait donc judicieux d’introduire l’apprentissage du prompting dans les cursus, au même titre que l’écriture argumentative ou la recherche documentaire. Car celui qui maîtrise l’art de la question devient plus qu’un usager : un véritable pilote de l’intelligence artificielle.
Interview par Kamel BOUAOUINA