Bien qu’ayant existé pendant l’ancien régime mais plutôt occultée, la corruption en Tunisie a pris, à partir de 2011, une tournure institutionnelle, visible et revendiquée, dans un contexte de transition démocratique. Auparavant, l’administration fonctionnait selon des logiques de clientélisme, de favoritisme et de conflits d’intérêts. Aucun mécanisme indépendant de contrôle ou de dénonciation n’était toléré. Ce n’est qu’avec la revendication populaire « emploi, liberté, dignité nationale » lancée à chaque coin de rue et à travers toute la République, lors de la chute de l’ancien régime, que tous ceux qui ont commencé à revendiquer la fin de l’impunité et la restauration de la transparence, pouvaient enfin s’exprimer contre la corruption qui rongeait le pays depuis un bon bout de temps.
C’était le point de départ d’une franche revendication de la fin de l’impunité et de la restauration de la transparence. Il y a eu une mise en place de structures de lutte contre la corruption, avec la création de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) en 2011 par le décret 120-2011 et la loi organique n°2017-10 du 7 mars 2017 relative à la dénonciation de la corruption et à la protection des lanceurs d’alerte. Toutefois, la corruption a constitué l’un des facteurs les plus néfastes de la dernière décennie, aux côtés des malversations, du népotisme et de la menace terroriste. Elle a gangrené l’ensemble des institutions de l’État, y compris l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), dont certains membres ont eux-mêmes été soupçonnés d’actes de mauvaise gestion ou de détournement. Quant à l’Instance de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, censée prendre le relais, elle demeure à ce jour en attente d’un fonctionnement effectif. Il en va de même pour la loi organique n°2017-10 relative à la dénonciation de la corruption et à la protection des lanceurs d’alerte. Bien que novatrice dans son principe, son application s’est révélée lacunaire et parfois contreproductive. En effet, plusieurs citoyens ayant eu le courage de dénoncer des faits de corruption se sont retrouvés poursuivis, accusés de diffamation ou de dénonciation calomnieuse. Certes, toute allégation mérite d’être vérifiée avec rigueur, mais dans de nombreux cas, les procédures d’enquête n’ont pas offert aux lanceurs d’alerte les garanties nécessaires. Pire encore, lorsqu’ils mettaient en cause des individus proches du pouvoir ou de partis influents, les dénonciateurs étaient parfois traités avec suspicion, voire sanctionnés, comme s’ils étaient coupables d’avoir osé exposer des vérités dérangeantes. Ainsi, au lieu d’être protégés, ces citoyens engagés se sont retrouvés marginalisés et sanctionnés pour leur élan patriotique. Cela illustre les limites d’un système encore marqué par l’impunité et démontre l’urgence d’instaurer une culture de transparence fondée sur des mécanismes crédibles et impartiaux de traitement des alertes.
Offrir une meilleure protection aux lanceurs d’alerte
C’est dans cette optique que, dès son accession à la présidence de la République, Kaïs Saïed a érigé la lutte contre la corruption en priorité nationale. Il œuvre continuellement à la facilitation des procédures judiciaires dans ce domaine, tout en s’attachant à renforcer la protection des dénonciateurs et des lanceurs d’alerte. À cet effet, une proposition d’amendement de la loi organique de 2017 relative à la dénonciation de la corruption et à la protection des lanceurs d’alerte est actuellement à l’examen à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Portée par quinze députés, cette initiative législative vise à offrir une protection juridique et institutionnelle plus efficace aux personnes qui osent révéler les abus. Elle ambitionne de rétablir un cadre juridique solide, susceptible d’encourager la dénonciation tout en garantissant une protection effective contre les représailles. Les auteurs de cette proposition soulignent que plusieurs lanceurs d’alerte ont été victimes de sanctions injustes, telles que le licenciement, la mutation arbitraire, voire des poursuites judiciaires. C’est pourquoi le texte prévoit une clarification et un renforcement des mécanismes de protection, afin de remédier aux lacunes de la législation actuelle.
Appel à la création d’une nouvelle instance de lutte contre la corruption
Par ailleurs, les initiateurs appellent à la création d’une nouvelle instance nationale de lutte contre la corruption, qui viendrait remplacer l’ancienne INLUCC, jugée défaillante et entachée de dysfonctionnements. Cette nouvelle structure aurait pour mission, non seulement de coordonner les efforts de lutte contre la corruption, mais aussi d’assurer, de manière plus rigoureuse et équilibrée, la protection des lanceurs d’alerte et le suivi de leurs signalements. La lutte contre la corruption en Tunisie reste un chantier de longue haleine. Bien qu’ayant été érigée en priorité par les plus hautes autorités de l’État, la corruption a profondément imprégné les comportements au point de devenir, chez certains, une pratique quasi instinctive. Comme le souligne avec ironie Racine dans Les Plaideurs, « point d’argent, point de Suisse », la formule est toujours d’actualité dans une société où, pendant des années, le recours à la corruption a été perçu comme un passage obligé pour obtenir le moindre service. Ce fléau s’étend à tous les niveaux : de la subornation de témoins aux pots-de-vin pour obtenir un emploi, un permis ou même un diplôme, en passant par les passe-droits et les interventions illégitimes.
Éradiquer toute forme de corruption au sein de l’administration publique
Cette situation a favorisé, à une époque, l’accès de détenteurs de faux diplômes à des postes de responsabilité au sein de l’administration publique, alors même que des milliers de jeunes diplômés se retrouvent au chômage, privés d’opportunités par un système gangrené. Face à cette réalité, une opération de « purge administrative » a été engagée sous l’impulsion du Chef de l’État. Elle vise à assainir l’appareil public en écartant les intrus qui, non seulement n’ont pas les compétences requises, mais sont souvent à l’origine des dérives les plus graves. Tant que l’administration ne sera pas libérée de ces éléments nocifs, toute tentative de réforme ou de développement sera vouée à l’échec. C’est précisément dans ce contexte qu’il devient impératif de renforcer la protection des lanceurs d’alerte. Ces derniers jouent un rôle essentiel dans la révélation des abus et la défense de l’intérêt général. Toutefois, pour que leur action soit crédible et juste, la proposition de loi actuellement en examen à l’ARP devra prévoir des garanties équilibrées : il s’agit non seulement de protéger les dénonciateurs de bonne foi, mais aussi de préserver les droits des personnes mises en cause, afin d’éviter toute forme de règlement de comptes fondée sur des allégations mensongères. En définitive, la lutte contre la corruption ne peut être efficace que si elle repose sur des institutions fortes, une justice indépendante et une culture de probité. Et cela passe, entre autres, par la mise en place de mécanismes clairs, équitables et appliqués sans distinction ni exception.
Ahmed NEMLAGHI