Dans un contexte où la digitalisation devient un levier de transformation économique, le commerce électronique connaît un essor spectaculaire en Tunisie, soutenu par une infrastructure numérique robuste et des mesures incitatives. La Tunisie a tous les atouts pour booster l’e-commerce, notamment un cadre législatif agile, l’intégration numérique des commerçants et des startups, et le développement de plateformes numériques. Elle met le paquet pour structurer et dynamiser davantage le e-commerce. Déjà en pleine expansion, le secteur est ainsi promis à un bel avenir, porté notamment par un taux de pénétration d’Internet très élevé et l’émergence d’une génération de consommateurs digitalisés, comme l’explique Dr Emna Jemmali, experte-consultante en e-commerce.
Le Temps.news : Qu’est-ce qu’un site e-commerce ?
Dr Emna Jemmali : C’est une plateforme numérique où les clients peuvent parcourir un catalogue, passer des commandes et effectuer des paiements en ligne. C’est une boutique en ligne où les consommateurs peuvent acheter des biens ou des services sans avoir à se déplacer physiquement. J’aime aussi dire que c’est le reflet numérique d’une passion : le projet d’un artisan, d’un entrepreneur qu’il souhaite partager avec le monde.
Dans la majorité des programmes que j’ai développés et des entreprises que j’ai accompagnées, je voyais chaque interface comme un tableau blanc : on y dessine le catalogue, on y installe un tunnel de paiement sécurisé (des solutions fiables et certifiées), et on y tisse une relation client, via des chatbots. Au cœur de tout cela, il y a trois piliers : la technologie (moteur de recommandations, outils de tracking, l’IA), la logistique (gestion de stock, expédition) et la dimension sociale (communauté, feedback).
Quels atouts la Tunisie possède-t-elle pour faire booster le e-commerce ?
La Tunisie est un terrain favorable au décollage du e-commerce pour de multiples raisons : des talents TIC, notamment des diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieurs, avec des certifications qui leur permettent de maîtriser des logiciels tels que PrestaShop, Magento, et même l’IA. Une diaspora hyperconnectée qui développe une expertise marché tout en restant fidèle à ses racines. Des secteurs qui se prêtent au commerce en ligne, tels que l’artisanat, l’épicerie fine, les produits agroalimentaires. Un écosystème d’appui : 1Kub et d’autres structures (SSO) offrent des programmes où les entrepreneurs apprennent à se lancer en ligne et à négocier avec des donneurs d’ordres à l’échelle internationale. Une infrastructure logistique qui se renforce de plus en plus (les sociétés de livraison…), sans oublier une tendance de consommation de plus en plus favorable chez la Gen Z à l’achat en ligne, même si le paiement reste à la livraison (une confiance qui se construit de plus en plus, surtout pour les produits alimentaires, les courses en ligne, la restauration rapide…).
Quels bénéfices concrets apporte le e-commerce ?
Lors de nombreux programmes au sein desquels j’ai accompagné des entrepreneur·e·s e-commerçants, j’ai beaucoup appris. Notamment que la vente en ligne donne accès à l’entrepreneuriat (particulièrement aux femmes), puisqu’elles peuvent travailler à partir de leur foyer. J’ai eu l’opportunité de voir des femmes qui n’avaient ni l’opportunité ni la facilité à se déplacer et qui vendent aujourd’hui en Europe. Cette activité génératrice de revenus leur permet de faire vivre leur famille.
La visibilité, est-ce si déterminant ?
Je dirais même que c’est primordial : sans communication, pas de trafic, pas de ventes. C’est un travail de longue haleine. Plus un marathon qu’un sprint. Il commence par une stratégie de communication affinée. D’aucuns croient que ce n’est que du contenu, mais au-delà de la sponsorisation, il faut miser sur l’émotion, le storytelling, le référencement naturel, l’appel à des micro-influenceurs et des placements dans des newsletters spécialisées.
Mais certains tunisiens sont réticents à ce genre de commerce ?
Le e-commerce a connu un boum pendant la période du COVID. C’est surtout le cash-on-delivery qui est de mise : le consommateur tunisien n’a pas beaucoup confiance et préfère voir son produit avant de le payer. Le paiement en ligne demeure marginal. De plus, le manque d’information sur la nouvelle législation, qui n’est pas encore pleinement opérationnelle pour rassurer le consommateur et éviter les opérateurs informels (notamment sur les réseaux sociaux), ne contribue pas à réduire les réticences. Pour rassurer les deux parties, il faut déployer des modules de détection de fraude en temps réel pour le paiement en ligne et un chatbot convivial qui explique les garanties et les modalités de retour.
Quelles sont les barrières aujourd’hui et comment les lever?
Il faut reconnaître qu’il y en a encore quelques-unes. Malgré des projets lancés par l’État, tels que Easy Export, qui facilite la logistique pour les artisans, la paperasse à l’export reste un frein important : il faudrait simplifier, digitaliser et automatiser les déclarations douanières, la TVA et les factures.
La logistique reste plus fragile dans les régions rurales. Il faudrait renforcer et optimiser les tournées rurales, avec géolocalisation, ce qui permettrait aux artisans d’expédier des colis dans des délais courts. D’où la nécessité de procéder à la création d’un statut juridique simplifié pour encourager les artisan·e·s à créer des structures durables et pérennes et à sortir du circuit informel qui les fragilise. Il faudrait développer des mécanismes spécifiques pour financer les artisans qui vendent sur des sites de e-commerce. L’évaluation de leur potentiel doit être fondée sur l’historique digital et le réseau social.
Une législation est nécessaire pour automatiser et faciliter la gestion des retours clients et le remboursement, en conformité avec les directives européennes (le droit de rétractation du client selon la législation : il a 15 jours pour se rétracter sans aucune raison).
Quel rôle jouera l’Intelligence artificielle dans l’e-commerce de demain ?
L’IA générative intervient à chaque étape du parcours client, offrant des solutions innovantes pour répondre aux besoins des consommateurs. Elle permet de créer des parcours d’achat personnalisés, d’adapter dynamiquement les contenus et de proposer des recommandations ultra-ciblées. Les chatbots alimentés par l’IA sont devenus un outil essentiel pour améliorer le service client dans le commerce.
L’IA aide les entreprises à prendre des décisions éclairées en fournissant des insights basés sur les données. En analysant les tendances du marché, les préférences des consommateurs et d’autres données pertinentes, l’IA peut aider les entreprises à identifier les opportunités de marché et les stratégies de produit gagnantes. Elle permet aux entreprises de faire des publicités ciblées de manière plus précise et pertinente. En analysant des données telles que les habitudes de navigation, les historiques d’achat et les interactions sur les réseaux sociaux, l’IA peut identifier des segments de marché spécifiques à qui adresser des messages publicitaires personnalisés. Elle permet une personnalisation profonde des messages publicitaires. Les systèmes d’IA peuvent générer du contenu spécifique pour chaque utilisateur, en se basant sur ses préférences et comportements antérieurs.
L’IA en marketing permet également d’optimiser les campagnes en temps réel. Les outils d’IA analysent continuellement les performances des publicités et ajustent automatiquement les paramètres pour améliorer l’efficacité. Cette optimisation en temps réel garantit que les ressources marketing sont utilisées de la manière la plus efficiente possible, maximisant le retour sur investissement. L’IA peut prédire quelles stratégies marketing seront les plus efficaces pour un segment de marché donné. Cette capacité à anticiper permet aux entreprises d’être proactives dans leurs campagnes, plutôt que réactives. L’essayage virtuel par la réalité augmentée permet de donner aux utilisateurs une meilleure perception de la réalité en superposant une image générée par ordinateur à leur vue du monde réel et en intégrant des sons, des images et du texte.
Je terminerai avec un exemple tunisien : la startup Lunetec, dont la cofondatrice est Mouna Abid Besbes, a créé une solution d’essayage virtuel de lunettes. Nous l’avons accompagnée dans le cadre d’un de nos programmes de Fashion Tech ; elle a réussi aujourd’hui à s’introduire en Libye. Chaque brique exige autant de compétences d’ingénieurs que de connaissances en management et en sociologie : c’est là le défi et l’opportunité pour les entrepreneurs tunisiens. C’est autant d’opportunités de startups, d’entreprises innovantes que de besoins.
Interview par Kamel BOUAOUINA