Chaque année, la Tunisie forme plus de 8 000 ingénieurs, un chiffre qui reflète les efforts du pays pour renforcer son capital humain dans les secteurs technologiques, industriels et scientifiques. Pourtant, ce chiffre masque une réalité préoccupante : en moyenne, 20 ingénieurs tunisiens quittent le pays chaque jour. Ce phénomène, loin de ralentir, s’accélère au fil des ans, mettant en péril l’équilibre du marché du travail et la compétitivité des entreprises locales.
La principale cause de cet exode réside dans le déséquilibre croissant entre l’offre de compétences et la demande réelle du marché tunisien. Les opportunités professionnelles pour les ingénieurs en Tunisie restent limitées, et les conditions d’emploi sont souvent peu attractives.
Les jeunes diplômés se heurtent à des salaires peu motivants, des perspectives de carrière limitées et un environnement économique globalement instable. Nombreux sont ceux qui, dès la fin de leurs études, orientent naturellement leurs recherches d’emploi vers l’étranger.
Un investissement national qui part à l’étranger
Cette fuite massive des compétences techniques a un coût considérable pour l’État tunisien. La formation d’un ingénieur représente un investissement public important. Selon Kamel Sahnoun, le coût global de cette formation atteint près de 650 millions de dinars par an. Cet investissement, censé profiter au développement national, s’évapore ainsi chaque fois qu’un ingénieur quitte le pays sans y avoir exercé. L’impact de cette hémorragie des compétences dépasse le simple cadre économique. Les secteurs clés de l’économie tunisienne, tels que les technologies de l’information, l’énergie, les télécommunications, le bâtiment ou encore l’industrie manufacturière, commencent à souffrir d’un manque de compétences qualifiées. Les entreprises locales ont de plus en plus de mal à recruter des ingénieurs expérimentés, freinant ainsi leur capacité à innover et à se développer.
Les causes profondes d’une fuite ininterrompue
Les raisons de ce départ massif sont multiples et profondément ancrées. D’abord, l’écart salarial entre la Tunisie et les pays d’accueil est souvent très important. Un ingénieur tunisien peut espérer multiplier son salaire par trois, quatre, voire cinq en acceptant un poste en Europe ou dans les pays du Golfe. Mais l’aspect financier n’est pas le seul moteur de cet exode.
Les perspectives de carrière à l’étranger sont bien souvent plus claires, plus structurées et mieux encadrées que sur le marché tunisien. Les ingénieurs trouvent à l’étranger des environnements de travail où leurs compétences sont reconnues et valorisées, ainsi que des opportunités de formation continue qui renforcent leur employabilité.
Repenser la stratégie nationale pour retenir les talents
Pour faire face à cette situation, la Tunisie doit impérativement repenser sa stratégie de retenue de ses compétences. L’amélioration des conditions de travail est une première nécessité. Il devient urgent de créer des environnements professionnels où les ingénieurs peuvent s’épanouir, relever des défis techniques stimulants et participer à des projets porteurs de sens et d’avenir. La modernisation des infrastructures et l’encouragement à l’innovation doivent devenir des priorités nationales.
La question de la rémunération est également centrale. Même si la Tunisie ne peut pas rivaliser avec les salaires offerts par les pays européens ou du Golfe, des mesures incitatives peuvent être mises en place pour améliorer le pouvoir d’achat des ingénieurs. L’État pourrait envisager des mécanismes de primes, des avantages fiscaux, ou encore faciliter l’accès au logement et aux crédits pour les jeunes actifs dans ces secteurs stratégiques.
Miser sur l’entrepreneuriat et la recherche
Un autre levier d’action réside dans le développement de l’entrepreneuriat technologique. Encourager les ingénieurs à créer leurs propres entreprises, en leur offrant un accompagnement financier et administratif, permettrait non seulement de freiner l’exode mais aussi de dynamiser l’économie locale. La simplification des procédures de création d’entreprise et la mise en place de fonds d’amorçage pourraient favoriser l’émergence de startups technologiques tunisiennes.
La création de centres de recherche et développement à l’échelle nationale constitue aussi une piste à explorer. Ces pôles permettraient aux ingénieurs de demeurer au cœur de l’innovation technologique tout en restant sur le territoire national. En collaborant avec des partenaires internationaux, la Tunisie pourrait ainsi offrir à ses ingénieurs des environnements de travail aussi compétitifs que ceux proposés à l’étranger.
Enfin, pour les ingénieurs déjà partis, des programmes de retour des compétences pourraient être mis en place. Plusieurs pays à travers le monde ont expérimenté avec succès ce type de dispositifs, en proposant aux expatriés des conditions avantageuses pour les inciter à revenir : exonérations fiscales temporaires, accompagnement professionnel et soutien à la réinstallation.
Un défi national qui nécessite une réponse collective
La lutte contre l’exode des ingénieurs nécessite une mobilisation collective de tous les acteurs : l’État, le secteur privé, les universités et les organisations professionnelles. Il ne s’agit pas seulement de retenir des diplômés, mais de préserver un capital humain stratégique pour l’avenir du pays. La Tunisie doit agir rapidement, avec détermination et créativité, pour transformer ce défi en une opportunité de redéfinir sa politique de développement économique et social.
Leila SELMI