Après plusieurs années de sécheresse et de récoltes déficitaires, la campagne agricole 2025 marque un tournant décisif pour la Tunisie. Le pays connaît en effet une saison exceptionnelle en matière de production de céréales et de fourrages, avec près de 1,7 million de tonnes récoltées, grâce à des pluies abondantes réparties de manière régulière sur tout le territoire. Cette abondance ne se limite pas à un simple soulagement pour le monde agricole, elle pourrait bien représenter un levier de redressement structurel pour l’ensemble de la filière de l’élevage.
Les éleveurs, parmi les plus durement frappés par les pénuries des dernières années, bénéficient aujourd’hui d’un accès facilité à une ressource essentielle : le fourrage.
Le contraste est saisissant. Alors que la botte de foin s’échangeait à près de sept dinars pendant les années de disette, elle est désormais proposée autour de 2,5 dinars. Cette baisse spectaculaire des prix permet aux éleveurs de réduire leurs coûts de production, de nourrir convenablement leurs troupeaux et de commencer à envisager une relance progressive de leurs activités.
Durant les années de sécheresse, nombreux étaient ceux qui avaient été contraints de réduire drastiquement la taille de leurs cheptels, face à l’explosion des coûts d’alimentation animale. Cette situation avait généré une tension durable sur le marché de la viande et du lait, contribuant à l’inflation et à la dégradation du pouvoir d’achat des consommateurs. La relance attendue du cheptel national — estimé aujourd’hui à 5,4 millions de têtes — peut, si elle est bien accompagnée, inverser cette tendance dans les mois à venir.
Un défi logistique majeur : stocker sans gaspiller
L’abondance, si elle n’est pas bien gérée, peut rapidement se transformer en gâchis. Les autorités tunisiennes, conscientes de cet enjeu, appellent à une planification rigoureuse du stockage des excédents. En effet, la volatilité du climat impose une gestion stratégique des récoltes actuelles, pour pallier de possibles déficits futurs. Les conditions de conservation, les infrastructures de stockage et la rapidité de la collecte sont autant de facteurs cruciaux pour éviter les pertes.
L’appel est également lancé aux agriculteurs eux-mêmes : il leur revient de faire preuve d’innovation dans la valorisation locale des excédents. L’enjeu est d’autant plus stratégique que, lors des années précédentes, la Tunisie avait dû recourir massivement à l’importation de fourrages pour combler le déficit, avec un coût élevé en devises. La capacité à transformer l’offre locale abondante en produits stockables et disponibles à long terme représente donc un levier économique et financier important.
Un levier pour la souveraineté alimentaire
La conjoncture actuelle constitue une occasion rare de consolider les bases de la souveraineté alimentaire tunisienne. Avec 330 000 hectares consacrés aux cultures fourragères, la Tunisie dispose d’un potentiel agricole considérable, qu’il s’agit désormais de mieux exploiter. L’amélioration des rendements, l’élargissement des surfaces cultivées et le renforcement des capacités de transformation et de stockage pourraient permettre de stabiliser durablement la filière.
Dans un contexte international marqué par les incertitudes géopolitiques et les tensions sur les marchés alimentaires mondiaux, la réduction de la dépendance de la Tunisie aux importations devient une priorité. Ne pas trop dépendre de l’étranger pour nourrir son cheptel, c’est aussi mieux contrôler les prix à la consommation, réduire la pression sur les réserves en devises et améliorer la balance commerciale.
Un soutien public renforcé et ciblé
Conscient de l’opportunité que représente cette année agricole exceptionnelle, l’État a lancé plusieurs initiatives de soutien aux agriculteurs et aux éleveurs. Des programmes de financement sont en cours de déploiement pour aider à la collecte, au transport et au stockage des fourrages. Des aides publiques visent également à soutenir les petits éleveurs dans la reconstitution de leurs troupeaux, en lien avec les objectifs de relance de la production nationale de lait et de viande. Par ailleurs, des efforts sont attendus pour structurer davantage les circuits de distribution, améliorer la coordination entre les régions et renforcer le rôle des coopératives agricoles qui peuvent jouer un rôle pivot dans la gestion collective des ressources.
La saison 2025 restera sans doute comme une année charnière pour l’agriculture. Elle rappelle avec force combien la gestion des ressources naturelles, la résilience face aux aléas climatiques et l’organisation des filières sont des éléments interdépendants, qu’il convient d’intégrer dans une vision stratégique de long terme.
L’abondance actuelle, bien que salutaire, ne constitue qu’une étape. Le véritable défi consistera à transformer cette opportunité en un socle durable pour une agriculture plus autonome, plus résiliente et plus équitable. Car c’est dans la capacité à anticiper, organiser et valoriser que se joue l’avenir de la filière de l’élevage et, au-delà, celui de la sécurité alimentaire de la Tunisie.
Leila SELMI