Par Slim BEN YOUSSEF
La Tunisie, modeste par la taille, est vaste dans ses formes : mer mobile, montagnes rudes, forêts anciennes, campagnes patientes, désert souverain. Notre pays est un atlas à lui seul. On y trouve tout, mais il lui manque le plus élémentaire des liens : la route décente pour aller d’un paysage à l’autre, d’un visage à l’autre.
Nous ne parlons pas des rubans d’asphalte, jalonnés de péages.
Ce sont les routes invisibles qu’il faut défendre.
Les chemins étroits, cabossés, parfois oubliés, qui serpentent dans le Nord-Ouest, s’égarent entre deux crêtes, et se disloquent à la première pluie. Ces bandes de poussière qui traversent les oliveraies tremblantes du Sahel, longent les oasis endormies, rampent entre les montagnes comme des bêtes sans piste.
La route rurale, forestière, saharienne. Ce sont elles, les routes vivantes – celles de la lenteur, du détour, de la fidélité. Celles qu’on emprunte pour fuir le présent, chercher un passé, ou croiser un pays qu’on croyait avoir quitté sans jamais l’avoir vu.
Aujourd’hui, ces routes vacillent comme des souvenirs mal entretenus : creusées de nids-de-poule, hérissées d’herbe, fendues d’indifférence. Gondolées, défoncées, effacées, elles ne mènent plus nulle part – ou plutôt si, elles mènent à des angles morts où la République ne pose plus ni regard, ni cœur, ni budget.
C’est une réalité. Et ce n’est pas seulement une question d’esthétique : c’est un enjeu d’aménagement, de justice, de souveraineté. Pas de développement sans ce tissage de l’ombre qu’est le réseau secondaire. Pas de tourisme authentique sans accès aux profondeurs. Pas d’équité sans cette géographie partagée qui commence par un virage goudronné, et parfois prend chair dans une promesse tenue à l’espace, au temps, à ceux qui y vivent.
La révolution, elle, commence souvent par un geste modeste : combler les trous. Car chaque nid-de-poule est une métaphore à ciel ouvert : il creuse le sol, mais surtout le crédit de l’État.
Alors il faut considérer ceci : une politique routière véritable relie des solitudes, habite le paysage, dessert des présences, des appartenances, des vies.
Là où cette politique fait défaut, le pays se rétracte : chaque goudron manquant dessine une ligne de relégation. Ce qui n’est pas accessible n’est pas vécu. Et ce qui n’est pas vécu glisse hors de la nation.
