L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a entamé, hier, l’examen du rapport de la commission de législation générale sur deux projets de loi relatifs à l’amendement de certaines dispositions du Code pénal, et plus particulièrement de l’article 96.
Dans la version actuelle du Code pénal, cet article très controversé prévoit «une peine de dix ans d’emprisonnement et d’une amende égale à l’avantage reçu ou le préjudice subi par l’administration tout fonctionnaire public ou assimilé, tout directeur, membre ou employé d’une collectivité publique locale, d’une association d’intérêt national, d’un établissement public à caractère industriel et commercial, d’une société dans laquelle l’État détient directement ou indirectement une part quelconque du capital, ou d’une société appartenant à une collectivité publique locale, chargé de par sa fonction de la vente, l’achat, la fabrication, l’administration ou la garde de biens quelconques, qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l’administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l’avantage ou du préjudice précités».
L’amendement proposé prévoit notamment l’introduction de l’élément moral, aussi appelé élément intentionnel ou dol, qui se compose de la conscience et de la volonté de commettre délibérément l’acte interdit par la loi. Autrement dit, l’auteur du crime doit avoir voulu commettre l’acte et avoir eu conscience qu’il était illégal.
La commission de législation générale a également recommandé l’ajout d’un nouveau paragraphe pour détailler les cas qui ne relèvent pas d’une mauvaise intention tels qu’une simple faute de gestion, une erreur d’interprétation d’un fonctionnaire ou encore l’approbation d’un mauvais jugement, ainsi que l’obtention d’instructions écrites de la part du supérieur hiérarchique.
Par ailleurs, les poursuites pénales ne devraient être engagées contre le fonctionnaire ayant commis une infraction prévue par l’article 96 que si la Cour des comptes les ordonne.
L’amendement de l’article 96 a été évoqué depuis près de deux ans par le Président de la République Kaïs Saïed, qui a précisé en mai 2024 que la révision de cet article s’inscrit dans le cadre des réformes législatives visant à réaliser un équilibre entre les objectifs de la politique pénale en matière de lutte contre la corruption d’une part, et l’efficacité du travail administratif de l’autre.
Libérer l’initiative
La révision de cet article intervient alors que plusieurs fonctionnaires de l’Etat refusent de prendre des initiatives pour débloquer certaines situations au prétexte qu’ils risquent des poursuites judiciaires et des peines de prison ferme.
«Il y a une question très importante : un certain nombre de services publics ne fonctionnent pas normalement. Certains prennent l’article 96 du Code pénal pour prétexte pour ne pas s’acquitter convenablement de leurs tâches. Cet article sera amendé dans les plus brefs délais afin d’en finir avec ces prétextes», avait aussi indiqué le Chef de l’Etat en décembre 2023. Et d’ajouter : «Dans l’une des recettes des finances, un contribuable a voulu payer ses dettes fiscales mais des receveurs de finances ont refusé ce règlement».
A l’heure où les citoyens ordinaires et les acteurs économiques se plaignent d’un grand immobilisme de l’administration, plusieurs juristes pointent cet article très répressif comme étant la cause qui bloque l’initiative et empêche l’administration de se débarrasser d’une lourde chape de plomb qui l’étouffe depuis des décennies.
Commentant cet article qui incrimine les simples fautes de gestion et le mauvais jugement d’un fonctionnaire même en l’absence d’éléments constitutifs intentionnels d’un crime ou d’un délit, un magistrat étranger a dit un jour à ses collègues tunisiens du pôle financier : «Avec l’article 96 du Code pénal, vous pouvez mettre toute la Tunisie en prison».
D’après certains experts, cet article a été inséré en 1985 dans le cadre d’une campagne d’épuration de l’administration des proches du défunt Mohamed Mzali, l’ancien Premier ministre de Bourguiba. A cette époque, le pouvoir de Bourguiba était chancelant et une vraie guerre de succession et de clans battait son plein dans les divers arcanes du pouvoir.
Sous le règne de Ben Ali, l’article 96 n’a pas été utilisé abusivement, étant donné que les membres de l’opposition n’atteignaient jamais le rang de hauts fonctionnaires au sein de l’administration. Une véritable purge de l’administration a été cependant réalisée au lendemain de la révolution, grâce à cette redoutable arme juridique.
Devant l’ampleur de cette purge, les responsables de l’ère post-révolution sont devenus trop craintifs. Pour eux, la meilleure façon d’éviter les démêlés avec la justice est de ne prendre aucune décision qui engage leur responsabilité et de s’évertuer à geler les dossiers.
«L’administration se trouve ainsi sclérosée, et aucune initiative n’est prise. La Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds n’ont-ils pas relevé que des centaines de millions de dinars affectées à des projets demeurent non consommées» ?
Walid KHEFIFI
