Depuis plusieurs années, la Tunisie fait face à une situation économique marquée par une dépendance grandissante aux importations. Cette tendance, bien qu’amorcée depuis longtemps, s’est intensifiée au point de fragiliser l’économie nationale, accentuant les déséquilibres de la balance commerciale et minant les bases d’une croissance durable. Dans un monde où la résilience économique passe par la capacité à produire localement, la Tunisie semble aujourd’hui payer le prix fort d’un manque de stratégie industrielle cohérente et ambitieuse, et cela est dû à des décennies d’incurie.
La désindustrialisation progressive du pays n’est plus à démontrer. Des secteurs entiers jadis dynamiques, comme le textile ou la mécanique, ont perdu de leur compétitivité, minés par la montée des coûts, la concurrence internationale féroce et l’absence d’investissements massifs dans la modernisation des outils de production. De nombreuses entreprises ont dû fermer, d’autres ont délocalisé une partie de leur activité. Résultat : une baisse continue de la valeur ajoutée locale et une explosion des importations, y compris pour des biens de première nécessité que le pays aurait pu produire lui-même.
Cette situation pèse lourdement sur les finances publiques et sur le pouvoir d’achat des Tunisiens. L’inflation importée, particulièrement visible dans les produits alimentaires et industriels, affecte directement les ménages. À cela s’ajoute la vulnérabilité de l’économie nationale aux chocs extérieurs : une crise internationale, une flambée des prix mondiaux ou une rupture dans les chaînes d’approvisionnement suffisent à désorganiser le marché intérieur.
Le poids du modèle hérité
Cette dépendance n’est pas le fruit du hasard. Elle s’inscrit dans un modèle économique construit depuis des décennies autour d’une logique de sous-traitance, tournée vers l’exportation, mais sans réelle souveraineté industrielle. Le pays a misé sur des secteurs à faible valeur ajoutée, peu intégrés à l’économie locale, avec une spécialisation dans les produits semi-finis, souvent destinés aux marchés européens. Si ce choix a pu générer de l’emploi à court terme, il a montré ses limites en matière d’innovation, de formation et de montée en gamme. L’absence de vision industrielle nationale, couplée à une instabilité politique chronique, surtout durant la décennie noire, a découragé les investissements productifs à long terme. Les politiques économiques successives ont trop souvent été dictées par l’urgence ou par des logiques d’austérité imposées par les bailleurs de fonds internationaux, au détriment d’une politique industrielle de fond.
Une politique industrielle : pourquoi et comment ?
Il devient aujourd’hui impératif de redonner un cap à l’industrie tunisienne. Cela commence par l’élaboration d’une politique industrielle forte, cohérente, fondée sur les réalités du pays et tournée vers l’avenir. Une telle politique devrait viser à relocaliser certaines productions stratégiques, à renforcer les filières existantes, à investir dans les technologies propres et à favoriser les secteurs à haute valeur ajoutée comme l’agro-industrie, les énergies renouvelables, les composants électroniques ou les biotechnologies. Mais relancer l’industrie ne se résume pas à des incantations. Il faut des choix clairs, des financements adéquats, des mesures incitatives pour les entrepreneurs et une simplification radicale de l’environnement des affaires. Il est aussi nécessaire d’assurer une montée en compétences des ressources humaines, à travers la réforme de la formation professionnelle, l’adaptation des cursus universitaires et la valorisation des métiers techniques.
Le rôle de l’Etat, catalyseur de la transformation
Dans ce processus, l’État ne peut pas rester simple spectateur. Il doit redevenir un acteur stratégique de la transformation industrielle du pays. Cela implique un renforcement de ses capacités de planification, un meilleur pilotage des projets d’investissement et une coordination efficace entre les différents ministères concernés. L’État devrait également orienter ses achats publics vers les produits locaux, soutenir les startups industrielles et assurer un maillage territorial plus équilibré en matière d’implantation d’usines. Il s’agit aussi de restaurer la confiance entre l’administration, les investisseurs et les citoyens. Une politique industrielle ne peut réussir que si elle s’appuie sur une vision partagée, sur des institutions stables et sur un climat des affaires transparent. L’efficacité, la régularité et la continuité des politiques sont des conditions essentielles pour que les industriels s’engagent sur le long terme.
Au fond, ce qui est en jeu, c’est la souveraineté économique de la Tunisie. Un pays qui ne produit pas ce dont il a besoin devient vulnérable, dépendant et instable. À l’heure des crises mondiales, des tensions géopolitiques et du bouleversement des chaînes d’approvisionnement, il est vital de garantir une certaine autonomie industrielle.
La Tunisie a tous les atouts pour réussir ce pari : une main-d’œuvre qualifiée, une position géographique stratégique, une tradition entrepreneuriale forte. Ce qu’il lui manque aujourd’hui, c’est une volonté politique ferme, une vision claire et une mobilisation collective. La relance industrielle ne se fera pas en un jour, mais elle doit commencer maintenant. Sans cela, le pays risque de continuer à importer ce qu’il pourrait produire et à exporter des opportunités qu’il aurait pu saisir.
Leila SELMI
